Formalisme et réalisme

Bertolt Brecht

Le débat sur l’expressionnisme

Débat sur l’expressionnisme: réflexions pratiques

Les essais de Georg Lukács

Sur le caractère formaliste de la théorie du réalisme

Remarques sur un article

Commentaires sur une théorie formaliste du réalisme

Remarques sur le formalisme

L’esprit des Essais (extrait)

Sur le réalisme

Résultats du débat sur le réalisme en littérature

Popularité et réalisme

A propos de popularité et réalisme

Littérature populaire

Hanns Eisler

Petite mise au point

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Le débat sur l’expressionnisme

Voici qu’on reparle de l’expressionnisme. Et qu’on ressort l’analyse marxiste traditionnelle, qui loge telle ou telle tendance artistique, avec un amour de l’ordre terrifiant, dans certains tiroirs où sont déjà logés des partis politiques ; l’expressionnisme ira par exemple avec l’USPD (Parti Socialiste Indépendant).

Il y a dans le procédé quelque chose de sénile et d’inhumain.

On vous ordonne les choses non par la production, mais par l’élimination.

On les réduit chacune « à leur plus simple expression ». Quelque chose qui était vivant devient soudain faux.

Je me souviens toujours, avec un mélange de plaisir et d’horreur (ce qui est incongru, n’est-ce pas ?), de ce journal humoristique où l’on racontait l’histoire d’un spécialiste de la navigation dans les airs qui disait péremptoirement : les pigeons par exemple ne savent pas voler.

Plusieurs générations d’écrivains ont traversé une période expressionniste. Ce mouvement était contradictoire, inégal, confus (il érigeait même la confusion en principe), il était essentiellement protestataire (et protestait essentiellement de son impuissance).

La protestation était dirigée contre les modes de représentation artistiques, en un moment où les réalités représentées provoquaient elles-mêmes à la protestation.

Cette protestation était bruyante et brouillonne.

Puis les artistes en question poursuivirent leur évolution, dans des directions diverses.

Mais le censeur d’aujourd’hui dit des uns : ils sont devenus quelque chose malgré l’expressionnisme, et des autres : ils n’ont rien donné, à cause de l’expressionnisme.

Qu’est-ce qui m’agace chez ce genre de critique ? C’est que je ne peux me défendre de l’impression que pour lui il faut laisser l’église au milieu du village.

Il pense, en réalité : ces expressionnistes n’ont fait que déplacer leur église, au lieu de la faire disparaître. Mais ce qu’il dit, c’est qu’on doit la laisser dans le village. Personnellement, je n’ai jamais été expressionniste, mais ces critiques m’agacent.

Concernant le débat sur le formalisme, on est en pleine confusion.

Celui-là dit : vous ne changez que la forme, pas le contenu.

Les autres ont l’impression suivante : tu sacrifies d’autant plus le contenu à la forme qu’il s’agit de la forme conventionnelle.

Ce que beaucoup n’ont pas encore saisi, c’est ceci : face aux exigences toujours nouvelles d’un environnement social en constante transformation, s’en tenir aux formes anciennes et conventionnelles, cela aussi, c’est du formalisme.

Est-ce que nous pouvons vraiment nous permettre de nous prononcer contre l’art expérimental, nous, les révolutionnaires ?

Quoi, « on n’aurait pas dû prendre les armes » ?

Mieux vaudrait expliquer les défauts du putsch en expliquant en même temps les avantages de la révolution ; mais non ceux de l’évolution.

Faire du réalisme une question de forme, le lier à une forme, à une seule, et à une vieille, c’est le stériliser.

Faire une littérature réaliste n’est pas affaire de forme.

Jetons par-dessus bord toutes les formes qui nous empêchent de révéler en pleine lumière la causalité sociale, il faut s’en débarrasser ; et à nous toutes les formes qui nous aident à le faire.

Quand on veut parler au peuple, il faut se faire comprendre de lui. Mais là encore, ce n’est pas affaire de forme. Le peuple ne comprend pas seulement les formes anciennes.

Pour dévoiler la causalité sociale, Marx, Engels, Lénine n’ont cessé de recourir à des formes nouvelles. Lénine ne disait pas seulement autre chose que Bismarck, il le disait autrement.

Au vrai, il n’entendait parler ni dans les formes anciennes, ni dans les formes nouvelles : il parlait dans la forme appropriée.

Certains futuristes ont commis des erreurs et des fautes manifestes. Ils ont posé une citrouille géante sur un cube géant, ils ont peinturluré le tout en rouge et ont appelé ça : portrait de Lénine. Ce qu’ils voulaient obtenir, c’était que Lénine ne ressemble à rien de ce qu’on pouvait avoir vu ailleurs.

Ce qu’ils obtenaient, c’était que son portrait ne ressemblait à aucun des portraits qu’on avait pu voir ailleurs.

Le portrait ne devait rappeler en rien ce qu’on connaissait et qui appartenait à tout le maudit passé. Malheureusement, il ne rappelait pas non plus Lénine.

Voilà qui est effroyable. Mais cela ne donne pas pour autant raison à ceux dont les portraits de Lénine sont certes ressemblants, mais dont la façon de peindre ne rappelle en rien les méthodes de lutte de Lénine.

Erreur non moins manifeste.

Le combat contre le formalisme, nous devons le mener en réalistes et en socialistes.

Date probable : 1938

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Débat sur l’expressionnisme :
réflexions pratiques

Le débat sur l’expressionnisme engagé par la revue Das Wort a vite fait de dégénérer en une bataille où l’on se jette à la face les cris de guerre : « Expressionnisme ! », « Réalisme ! »

On rouvre de vieilles plaies, on en ouvre de nouvelles, on voit de nouveau célébrer des amitiés et se déchaîner des inimitiés qu’on croyait révolues, on se frappe la poitrine et on frappe celle des autres.

Personne ne semble convaincu, sinon de ses propres idées.

Autant dire que tout est pour le mieux dans le meilleur des désordres, puisque les partis ne passent pas de compromis boiteux, mais forgent leurs armes.

Sur le champ de bataille, deux spectateurs restent là, passablement abattus : l’écrivain et le lecteur.

Le second a lu ou a vu les choses qui ont déchaîné les hostilités ; le premier en a encore à écrire ; il observe en rentrant les épaules la mobilisation générale, il écoute les autres affûter leurs couteaux.

Le lecteur (ou observateur, lorsqu’il s’agit de tableaux) est pareillement mortifié. Voilà que le plaisir qu’il a pris à observer un Chagall, dont il se souvient très distinctement, est dénoncé comme un péché.

Chose plus grave, un roman qualifié en son temps de modèle, qu’il n’a pas lu jusqu’au bout, il sait maintenant qu’il ne trouvera pas la force morale de s’y remettre. Et puis, c’est vrai que les chevaux ne sont pas bleus, hérésie qui a été à juste titre stigmatisée dans le débat.

La mortification engendre l’humour noir ; chez des constitutions robustes, le scepticisme.

Peut-être que les lignes de front ne sont pas assez bien délimitées ? Auquel cas il s’ensuivrait une confusion qui ressemblerait assez à la nôtre.

Si, par exemple, il se trouvait dans le parti qui crie « Expressionnisme ! » nombre de réalistes, et dans le parti qui crie « Réalisme ! » une poignée de gens honteux qui ne veulent rien d’autre que « s’exprimer » (ex-primere) ?

Le drame de Toller : Die Wandlung1, était une pièce expressionniste, et il montrait beaucoup de choses réelles, que beaucoup ignoraient ou ne savaient qu’à demi. Mais il ne montrait pas tout, et tout ce qu’il montrait n’était pas parfaitement vraisemblable.

Et les Histoires de Joseph de Thomas Mann, est-ce que par hasard elles contiendraient toute la réalité ? Pas plus que ses Buddenbrooks. Et est-ce que les Histoires de Joseph sont écrites dans un style tellement plus populaire que Ulysse ? J’ai entendu des lecteurs très intelligents vanter le livre de Joyce pour son réalisme.

Ce n’est pas qu’ils disaient du bien de l’écriture en elle-même (beaucoup parlaient de maniérisme), c’est le contenu qui leur paraissait réaliste. Parions qu’on me traitera d’opportuniste si j’avoue que j’ai ri à Ulysse presque autant qu’à Schweyk, et d’habitude il n’y a que les satires réalistes qui font rire des gens dans mon genre.

Il y a suffisamment d’adversaires déclarés et conséquents du réalisme. Par exemple les fascistes.

Leur intérêt est qu’on ne décrive pas le réel tel qu’il est.

Intérêt qu’ils partagent avec le capitalisme dans son ensemble, quand bien même celui-ci ne le défend pas aussi crûment. George Grosz ne s’est pas permis beaucoup plus de libertés formelles que Franz Marc.

Monsieur Hitler s’est déchaîné contre les chevaux de Franz Marc qui ne sont pas de vrais chevaux, mais il n’a pas dit tout haut que les bourgeois de George Grosz ne sont pas de vrais bourgeois. C’est que Grosz s’était permis quelques libertés supplémentaires.

Il ne faut pas trop s’attarder sur la forme. Ou bien alors il faut être précis et concret dans ses affirmations.

Sinon, nous serons des critiques formalistes, en dépit du vocabulaire que nous pourrons employer. Nos narrateurs d’aujourd’hui sont effarés d’avoir à s’entendre dire sans cesse que « nos grands-mères savaient raconter autrement bien ».

Admettons que la brave dame ait été une réaliste. Et admettons que nous le soyons également.

Serions-nous obligés pour cela de raconter exactement comme la brave dame ? Il doit y avoir là un malentendu.

Ne proclamez pas avec des airs d’infaillibilité qu’il n’existe qu’une seule façon de décrire une chambre, hors de quoi il n’est point de salut ! N’excommuniez pas le montage, ne mettez pas le monologue intérieur à l’index !

N’assommez pas les jeunes avec les grands noms du passé ! Admettez qu’en art, la technique a continué d’évoluer à partir de 1900 !

Ce Balzac, à coup sûr grand écrivain, et réaliste passable, qu’en est-il au juste ? Le Père Goriot a une intrigue grandiose, au contraire de L’Éducation sentimentale mais, dans d’autres romans de Balzac, la fable est moins fable, plus faible, elle vous reste moins en mémoire. La Peau de chagrin est un roman symbolique ; l’écriture de cet écrivain change constamment, et Taine estime, tout en l’admirant énormément, qu’il ne savait tout simplement pas écrire, chose impardonnable chez un Français !

Par exemple, il insère sans arrêt, par montage, des dizaines et des dizaines de pages sur des thèmes « qui n’ont rien à voir avec le sujet » !

C’est un réaliste, il travaille avec le souci d’approcher la réalité par tous les moyens.

Mais en même temps, ne l’oublions pas, la concurrence littéraire le force à d’étonnantes déviations romantiques ou autres.

Conseiller de s’en tenir à Balzac, c’est comme si l’on conseillait de s’en tenir à la mer !

Aussi longtemps qu’on ne dispose pas d’une définition du réalisme fondée scientifiquement, on ferait peut-être mieux, c’est-à-dire qu’il serait plus pratique, qu’il serait plus stimulant pour une nouvelle littérature réaliste, de parler d’écrivains réalistes et de leurs méthodes pour influer sur la réalité au moyen de reproductions fidèles de cette réalité.

Nous ne nous attacherons pas spécialement, en l’occurrence, à réduire le nombre de ces méthodes, mais bien plutôt à l’étendre.

De cette façon nous encouragerons l’invention, au lieu de la décourager.

C’est à la vérité que nous attacherons du prix, et nous laisserons les coudées franches pour y arriver.

Bref, nous agirons en réalistes.

Il y a une formule du vieux Hegel à laquelle les classiques du marxisme ont accordé beaucoup d’attention et sur laquelle ils ont attiré celle des autres – la vérité est concrète.

Elle a démontré une puissance explosive extraordinaire, et ne cessera de la démontrer à l’avenir. Aucun réaliste ne devrait la négliger, avec la signification qu’elle a reçue chez les classiques du marxisme.

On ne devrait pas dégrader le réalisme, avec lequel la littérature des antifascistes fait cause commune, en en faisant une affaire de formes.

Quand on est critique, on devrait être également réaliste dans la critique (et pas seulement être « pour le réalisme »).

On devrait dire : telle ou telle scène dans tel ou tel roman ne correspond pas à la réalité, car... ; ou bien : le comportement de l’ouvrier X dans la situation Y ne correspond pas au comportement réel d’un ouvrier présentant ces caractéristiques, car... ; ou encore : la façon dont on traite dans ce roman de la tuberculose éveille des représentations tout à fait fausses, car en réalité...

Il est tout à fait vrai que si l’on consacre trop peu de pages à sa description, une chose peut ne plus produire aucun effet.

C’est à démontrer concrètement, dans chaque cas particulier.

Un réaliste écrit de façon à pouvoir être compris, parce qu’il veut agir véritablement sur des hommes véritables.

Ce qui est compréhensible et ce qui ne l’est pas, c’est à démontrer concrètement, dans chaque cas particulier. (Par exemple, n’est pas compréhensible seulement ce qui est déjà compris).

Un réaliste qui s’occupe d’art (par exemple comme critique) lui accorde une certaine liberté de mouvement, pour lui permettre d’être réaliste.

Il lui concède le droit à l’humour (celui de grossir ou de rapetisser les choses), à la fantaisie, à la joie de l’expression (y compris celle de l’expression nouvelle, de l’expression individuelle). Il sait que sans cela il n’est pas de véritable artiste.

Le réalisme n’est pas une affaire de formes.

On ne peut prendre la forme propre à un réaliste unique (ou à un nombre limité de réalistes) et l’appeler la forme du réalisme. C’est antiréaliste.

Si l’on procède ainsi, il en découle que les réalistes, c’étaient ou bien Swift et Aristophane, ou bien Balzac et Tolstoï ; et que, si l’on n’admet que les formes des morts, aucun vivant n’est un réaliste.

Est-ce là abandonner la théorie ?

Non, c’est en assurer les fondements. C’est empêcher qu’on ait une théorie qui consiste uniquement en une description ou une interprétation d’œuvres d’art existantes, dont on extrait des directives purement formelles.

Il faut une théorie des œuvres qui sont encore à créer.

Le mal que nous prévenons, c’est le formalisme dans la critique.

Il y va du réalisme2.

1938

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Les essais de Georg Lukács

Je me suis souvent demandé pourquoi certains essais de Georg Lukács, malgré tout ce qu’ils contiennent de valable, laissent insatisfait. Lukács part d’un principe sain et cependant on ne peut se défendre de l’impression qu’il manque du sens des réalités.

Il examine le déclin du roman bourgeois depuis les hauteurs mêmes qu’il occupait lorsque la classe bourgeoise était encore progressiste.

Il a beau traiter les romanciers contemporains avec la plus grande courtoisie, dans la mesure où ils sont les successeurs des classiques du roman bourgeois, pour autant qu’au moins sur le plan formel leur écriture est réaliste, il ne peut faire autrement que d’apercevoir sur ce plan aussi un déclin.

Il lui est tout à fait impossible de trouver chez eux un réalisme comparable à celui des classiques pour ce qui est de la profondeur, de l’ampleur, de l’agressivité.

Comment, au demeurant, auraient-ils pu s’élever au-dessus de leur classe ?

Il y a aussi, il doit nécessairement y avoir aussi décadence de la technique romanesque.

Ce n’est pas que l’on rencontre moins d’habileté technique, mais la technique commence à devenir terriblement... technique, on assiste à un impérialisme de la technique.

Même dans la construction réaliste de type classique se glisse du formalisme.

On tombe sur d’étranges détails. Même les écrivains qui perçoivent la paupérisation, la déshumanisation, la mécanisation de l’homme du fait du capitalisme, semblent participer de ce phénomène de paupérisation ; en effet, dans leurs descriptions, ils semblent faire moins de cas de l’homme, ils le lancent à travers les événements à un rythme d’enfer, ils traitent sa vie intérieure comme « quantité négligeable3 », etc.

Eux aussi, ils font pour ainsi dire de la rationalisation capitaliste.

Ils marchent avec les « progrès » de la physique.

Ils quittent le terrain de la causalité rigoureuse et passent sur celui de la causalité statistique, en abandonnant l’homme individuel comme nœud causal, en limitant ce qu’ils affirment à de grandes unités.

Ils observent même, à leur façon, les relations d’incertitude d’Heisenberg4.

Ils retirent à l’observateur son autorité et son crédit, et ils mobilisent le lecteur contre lui-même, en ne risquant que des affirmations subjectives, ne caractérisant expressément que celui qui les profère (ainsi chez Gide, chez Joyce, chez Döblin).

Lorsque Lukács se livre à toutes ces observations, on ne peut que le suivre, et souscrire à sa protestation.

Mais qu’en est-il de la partie positive, constructive, revendicative, des conceptions de Lukács ? D’un revers de main, il balaie cette technique comme « inhumaine ».

Il revient vers les ancêtres et conjure les héritiers dégénérés de suivre leur exemple.

Les écrivains trouvent aujourd’hui devant eux un homme déshumanisé ? un homme dont la vie intérieure est dévastée ?

Il est traqué, il mène une vie d’enfer ?

Ses facultés logiques sont affaiblies, les choses ne semblent plus liées comme elles l’étaient ?

Raison de plus, selon Lukács, pour que les écrivains s’en tiennent aux vieux maîtres, nous produisent des vies intérieures riches, se jettent au travers du rythme effréné des événements, le retiennent par la lenteur du récit, rétablissent par leur art l’homme individuel au centre de ces événements, etc. Quant aux conditions d’exécution de tout cela, elles se perdent dans les sables.

Or il est manifeste que ces préceptes sont inapplicables.

Rien d’étonnant pour qui approuve les conceptions d’ensemble de Georg Lukács.

Mais n’y a-t-il pas une autre voie pour s’en sortir ? Il y en a une, que montre la nouvelle classe montante. Elle n’est pas, elle, un retour en arrière. Il ne s’agit pas de renouer avec le bon vieux temps, mais de nouer des liens avec les sales temps modernes. Il ne s’agit pas de démanteler la technique, mais de la perfectionner. L’homme ne retrouve pas son humanité perdue en sortant de la masse, mais en se plongeant dans la masse.

La masse accouche de son inhumanité, afin que l’homme redevienne homme (mais pas le même qu’auparavant).

C’est ce chemin que doit prendre la littérature de notre temps, où les masses commencent à tirer à elles ce qu’il y a de valeurs et d’humanité, où les masses mobilisent les écrivains contre la déshumanisation par le capitalisme dans sa phase fasciste.

C’est l’élément de capitulation, de recul, l’élément utopique et idéaliste, qui subsiste dans les essais de Lukács et que certainement il surmontera, qui fait le caractère insatisfaisant de ses travaux, si pleins de choses valables par ailleurs, et qui donne l’impression que ce qui lui importe, c’est la jouissance esthétique et non la lutte, la fuite et l’échappatoire et non l’attaque et l’avancée.

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Sur le caractère formaliste de la théorie du réalisme

Le caractère formaliste de la théorie du réalisme ne se marque pas uniquement dans le fait qu’elle se fonde sur la seule forme d’une poignée de romans bourgeois du siècle dernier (on ne se réfère à des romans plus récents que pour autant qu’ils observent cette forme), mais aussi dans le fait qu’il ne s’agit que d’une certaine forme de roman. Qu’en est-il du réalisme en poésie, dans l’art dramatique ?

Deux genres littéraires qui, en Allemagne notamment, témoignent d’un haut niveau.

Pour argumenter sur du concret, ce qui suit sera personnel. Ma propre activité, à ce qu’il me semble, est plus vaste et diverse que ne le croient nos théoriciens du réalisme.

Je ne me sens que très insuffisamment servi par eux.

Je travaille présentement à deux romans, à une pièce et à un recueil de poèmes.

L’un des romans est historique, il exige de vastes recherches sur l’histoire romaine.

Il est satirique. Or le roman est le domaine propre de nos théoriciens.

Mais c’est sans malice aucune que je dis que pour travailler à ce roman, Les Affaires de Monsieur Jules César, je ne peux trouver chez eux la moindre indication qui puisse m’orienter.

Je ne vois aucune utilisation possible de cette accumulation de conflits personnels que le roman bourgeois du siècle dernier a empruntée au drame, de ces scènes longues, peintes à fresque, avec évocation d’intérieurs.

Pour des parties importantes, j’utilise la forme du journal intime.

Pour d’autres parties, il s’est avéré nécessaire de changer le « point of view5 ». Quant à mon point de vue à moi, il apparaît dans le montage des deux points de vue des narrateurs fictifs.

Peut-être bien qu’une telle chose n’aurait pas dû s’avérer nécessaire ?

De toute façon, elle sort du schéma que j’avais initialement prévu.

Mais cette technique s’est avérée nécessaire pour une saisie juste de la réalité ; mes mobiles étaient strictement réalistes.

La pièce, c’est un cycle de scènes qui traitent de la vie sous la dictature brune6. Jusqu’à maintenant j’ai fait le montage de vingt-sept scènes séparées.

Pour quelques-unes d’entre elles, le schéma « réaliste » X peut à la rigueur coller, à condition qu’on ferme les yeux.

Pour d’autres, non, et pour une raison ridicule : c’est qu’elles sont courtes.

Pour l’ensemble, il ne colle pas.

Je tiens pourtant cette pièce pour une pièce réaliste. Pour l’écrire, j’ai tiré davantage des tableaux de Bruegel que des dissertations sur le réalisme.

Du deuxième roman7, auquel je travaille déjà depuis longtemps, j’ose à peine parler, tellement les problèmes sont compliqués, alors que le vocabulaire que m’offre l’esthétique du réalisme, dans son état présent, est primitif. Les difficultés de forme sont extraordinaires, je dois sans cesse construire des modèles ; si on me voyait y travailler, on croirait que je ne m’intéresse qu’aux questions de forme.

Or je fais ces modèles pour pouvoir mieux représenter la réalité.

Pour ce qui est de la poésie, il y a aussi un point de vue réaliste en poésie...

Mais je sens que si l’on veut écrire là-dessus, il faut procéder avec une extrême prudence.

Pourtant, si on le faisait, on y gagnerait des aperçus nouveaux sur le roman et sur le théâtre.

Cependant que je feuillette un monceau de gros bouquins d’histoire (ils sont rédigés en quatre langues, auxquelles s’ajoutent des traductions de deux langues mortes), et que je cherche à approfondir certains faits, plein de scepticisme, essuyant sans arrêt, pour ainsi dire, le sable de mes yeux, j’ai des impressions de couleurs vagues à l’arrière du crâne, des impressions de saisons, j’entends des sons sans paroles, je vois des gestes sans signification, je pense à des groupements souhaitables de personnages qui n’ont pas encore de nom, etc.

Ces impressions sont largement indéfinies, nullement excitantes, passablement superficielles, à ce qu’il me semble.

Mais je les ai.

C’est le « formaliste » qui travaille en moi.

Pendant que s’éclaire lentement pour moi la signification des caisses d’assurance vie de Clodius et que me saisit quelque chose comme la joie des découvreurs, je pense : si l’on pouvait seulement écrire un chapitre très long, transparent, automnal, d’une clarté de verre, avec une courbe irrégulière, une sorte de ligne rouge ondulée et continue !

La City de Rome porte son démocrate Cicéron au consulat, elle interdit les clubs plébéiens armés, ils se transforment en pacifiques caisses d’assurance vie, le feuillage est jaune en automne.

L’enterrement d’un chômeur coûte dix dollars, on a payé pour cela ses cotisations ; mauvaise affaire si on meurt trop tard ; mais nous avons la ligne ondulée, souvent on trouve tout d’un coup dans ces caisses des armes, Monsieur Cicéron est banni de la ville, il subit des pertes, sa villa est incendiée, elle a coûté des millions, combien ?

Feuilletons, non, ça ne s’y trouve pas ; où étaient les clubs plébéiens le 9 novembre 91 avant Jésus-Christ ? « Messieurs, je ne réponds de rien » (César).

J’en suis à un stade premier de mon travail.

Comme l’artiste a affaire constamment aux formes, qu’il met en forme constamment, il faut donner de ce qu’on appelle formalisme une formulation précise et pratique, sinon cela ne dit à l’artiste absolument rien.

Si l’on veut appeler formalisme tout ce qui fait que des œuvres d’art ne sont pas réalistes, il faut, pour qu’on se comprenne, ne pas donner à cette notion de formalisme une acception purement esthétique.

Par ici les formalistes ! Par ici les « contenutistes » ! C’est quand même un peu trop simple et métaphysique !

Pris dans un sens purement esthétique, la notion ne fait guère difficulté. Lorsque, par exemple, quelqu’un affirme quelque chose qui n’est pas vrai (ou n’a rien à voir avec le sujet), simplement pour faire une rime, c’est un formaliste.

Mais il y a d’innombrables œuvres non réalistes qui, si elles le sont devenues, ne le sont pas devenues à cause d’un foisonnement d’inventions formelles.

Tout en restant parfaitement compréhensibles, nous pouvons donner à la notion un autre sens, plus fécond et plus pratique.

Il nous faut simplement détourner les yeux un moment de la littérature et les abaisser vers la vie « ordinaire’.

Et là, qu’est-ce que le formalisme ?

Prenons l’expression : « Il a raison dans la forme ». Cela veut dire qu’il n’a pas raison, mais que dans la forme, rien que dans la forme, il a raison.

Ou bien : « Formellement, la tâche est remplie » cela veut dire qu’elle n’est pas précisément remplie.

Ou encore : « J’ai fait cela pour sauvegarder les formes » ; cela veut dire : ce que j’ai fait là ne signifie pas grand-chose, je fais ce que bon me semble, mais les formes sont sauves, c’est-à-dire que c’est la meilleure façon pour moi de faire ce que je veux.

Lorsque je lis que l’autarcie du Troisième Reich est parfaite « sur le papier », je sais qu’on a affaire là à du formalisme politique.

Le national-socialisme est du socialisme « dans la forme » : c’est du formalisme politique.

Rien dans tout cela qui ressemble à quelque foisonnement d’inventions formelles.

Si l’on aborde la notion de cette façon (qui seule lui donne son importance et permet de la comprendre), nous sommes en état, pour revenir à la littérature (mais en abandonnant cette fois complètement la vie ordinaire), de qualifier de formalistes et de dénoncer comme telles des œuvres qui ne placent pas la forme littéraire au-dessus du contenu social et n’en trahissent pas moins la réalité.

On peut aussi dénoncer des œuvres qui sont « dans la forme » réalistes. Elles sont légion.

En conférant à la notion de formalisme ce sens-là, nous tenons les critères qu’il nous faut pour des phénomènes tels que l’avant-garde. Elle peut en effet marcher allègrement en retraite ou vers l’abîme.

Elle peut aller de l’avant si loin que le gros est incapable de la suivre, parce qu’il la perd de vue, etc.

On peut reconnaître à cela son caractère non réaliste.

On peut indiquer le point où elle se sépare du gros des troupes, la raison et le moyen de la réunir de nouveau au gros des troupes.

On peut confronter le naturalisme et un certain montage anarchique avec leurs effets sociaux, en montrant comment ils ne font que traduire des symptômes de surface et non le complexe causal des relations sociales profondes.

Des tonnes de littérature apparemment révolutionnaire, « dans la forme », peuvent être ainsi dénoncées comme purement réformistes, comme des déclarations purement formelles avec des solutions « sur le papier ».

Une telle définition du formalisme sert à la fois le roman, la poésie et le théâtre, et, last but not least, elle liquide une certaine critique formaliste qui ne semble s’intéresser qu’aux formes, ne jure que par certaines formes bien définies et situées dans le temps, et ne cherche à résoudre les problèmes de composition littéraire, quand bien même elle « injecte » à l’occasion dans ses considérations des aperçus historiques, que dans le champ de la littérature pure.

Dans un grand roman satirique, l’Ulysse de James Joyce, il y avait, à côté de l’emploi de plusieurs modes d’écriture et de quelques autres procédés inusités, ce qu’on appelle le monologue intérieur.

Une petite bourgeoise méditait dans son lit au réveil.

Ses pensées étaient transcrites en désordre, l’une traversant l’autre, l’une passant dans l’autre.

Difficile d’imaginer qu’on ait pu écrire ce chapitre avant Freud.

Les griefs qu’il valut à l’auteur furent les mêmes que ceux que Freud s’attira de son vivant.

Ça pleuvait : pornographie, prédilection morbide pour les choses sales, surestimation des phénomènes situés au-dessous du bas-ventre, immoralité, etc.

Chose étonnante, quelques marxistes firent chorus à ces sottises, en y ajoutant avec dégoût l’étiquette de « petit-bourgeois ».

On rejetait du même coup le monologue intérieur comme procédé technique, on le taxait de formalisme.

Je n’en ai jamais compris la justification.

Que Tolstoï aurait fait cela autrement, c’est évident, mais ce n’est pas une raison pour rejeter la façon dont Joyce l’a fait.

Les objections étaient présentées de façon tellement superficielle qu’on se demandait : si Joyce avait transposé ce monologue au cours d’une séance de psychanalyse, on aurait trouvé cela tout à fait normal.

Cela dit, le monologue intérieur est un procédé très difficile à manier, il est nécessaire de le souligner.

Si l’on ne prend pas certaines mesures, d’ordre technique à leur tour, le monologue intérieur ne rend nullement, comme il a l’air extérieurement de le faire, la réalité, c’est-à-dire la totalité de la pensée ou des associations de pensée.

Il y a là un « dans la forme seulement » qui est à considérer, une falsification de la réalité.

Il ne s’agit pas seulement d’un problème formel (dont on pourrait venir à bout par un retour à Tolstoï).

Nous avons déjà eu, sur le plan purement formel, le monologue intérieur : je pense aux pièces de Tucholsky.

Le souvenir de l’expressionnisme, c’est pour beaucoup le souvenir de grands élans de liberté. À l’époque, j’étais déjà contre ceux pour qui « s’exprimer » devenait un métier (voir mes directives aux acteurs dans les Essais).

Ces crises pénibles, inquiétantes, où tel ou tel était « hors de lui », me laissaient sceptique. S’il était hors de lui, où donc était-il ?

Il devint vite clair qu’on s’était émancipé de la grammaire, mais non du capitalisme.

La palme revenait à Hašek pour son Schweyk. Mais je pense que les libérations sont toujours à prendre au sérieux.

Aujourd’hui encore, beaucoup répugnent à voir l’expressionnisme scié, condamné en vrac, parce qu’ils craignent qu’on n’étouffe par là tout acte de libération, toute émancipation des réglementations paralysantes, des préceptes anciens devenus entraves ; qu’on tente de se cramponner, après qu’on a liquidé les propriétaires terriens, à des modes descriptifs qui convenaient à des propriétaires terriens.

Pour emprunter une image à la politique : si l’on veut combattre l’idée de Coup d’État, il faut enseigner la Révolution (et non l’évolution).

Il y a là une nécessité, si l’on veut considérer la littérature dans son développement (ce qui ne veut pas dire développement autonome, auto-développement).

On voit alors apparaître des phases d’expérimentation, qui présentent souvent un rétrécissement des points de vue à la limite du supportable, qui donnent des produits à une seule face, ou à peu de faces, où la possibilité d’application des résultats devient problématique.

Il y a des expérimentations qui se perdent dans les sables, des expérimentations qui portent des fruits tardifs ou rabougris.

On voit des artistes succomber sous leur sujet, des gens consciencieux qui voient bien où est leur tâche, et qui l’affrontent, mais ils ne sont pas à la hauteur.

Eux-mêmes ne voient plus toujours leurs défauts, ce sont souvent les autres qui les voient, en même temps que les tâches.

On en voit quelques-uns s’entêter sur des questions de détail ; tous ne sont pas occupés à résoudre la quadrature du cercle.

À l’égard de ces gens, le monde est autorisé à s’impatienter, et il ne manque pas de faire abondamment usage de cette autorisation ; mais il est également justifié d’être patient.

En matière d’art existe le phénomène de la chose ratée ou à demi réussie. À nos métaphysiciens de comprendre cela.

Il est facile de rater une œuvre, compte tenu du fait qu’il est difficile d’en réussir une !

L’un se tait parce que le sentiment lui manque, l’autre, parce que le sentiment lui coupe la langue.

L’un se libère, non du fardeau qui lui pèse réellement sur la poitrine, mais seulement d’une sensation de servitude.

L’autre brise son outil parce qu’on en a trop longtemps mésusé pour l’exploiter.

Le monde n’est pas tenu à la sentimentalité.

Mais rien n’autorise à tirer des défaites, qu’il faut bien constater, la conclusion qu’il ne faut plus se battre.

Pour moi, l’expressionnisme n’est pas qu’une « pénible affaire », une déviation, un cul-de-sac. Motif : je ne le considère pas du tout comme un simple « phénomène », je ne lui accole pas d’étiquette.

Il y avait en lui beaucoup à apprendre pour des réalistes, qui sont gens portés à s’instruire, des esprits pratiques qui cherchent à prendre leur bien où ils le trouvent.

Chez Kaiser, chez Sternberg, chez Toller, chez Goering8, il y avait de quoi prendre pour un réaliste.

Pour être franc, je m’instruis plus facilement auprès des auteurs qui se proposent des buts proches des miens. Je dirai donc sans ambages, en regardant la mort en face : je m’instruis plus difficilement (c’est-à-dire moins) auprès de Balzac et Tolstoï, les objectifs à atteindre n’étaient pas pour eux les mêmes.

Et puis, il s’en est passé pas mal dans ma propre substance, je les ai dans le sang, si l’on me permet l’expression. Bien sûr que j’admire ces hommes, et la manière dont ils ont su maîtriser les tâches qui étaient les leurs.

Bien sûr qu’on peut aussi apprendre auprès d’eux.

Mais il serait de bon conseil de ne pas avoir recours à eux seuls, de leur adjoindre d’autres écrivains, qui s’étaient fixé d’autres objectifs, tels que Swift ou Voltaire.

La diversité des objectifs n’en apparaît que plus clairement, nous pouvons en tirer plus facilement des généralisations, et aborder ces écrivains du point de vue de nos objectifs.

La façon dont se sont posés les problèmes pour notre littérature engagée a eu pour conséquence de rendre très actuelle une question précise : le saut d’un mode de représentation dans un autre à l’intérieur d’une seule et même œuvre d’art.

Cela s’est fait très pratiquement.

L’aspect idéologique, politique n’englobait pas toute la représentation, l’éditorial de journal s’y trouvait introduit et « monté » avec le reste.

Cet éditorial était la plupart du temps rédigé de façon très peu « artistique », et son caractère non artistique sautait à tel point aux yeux qu’on ne s’apercevait pas du caractère non artistique de l’action dans laquelle il venait s’insérer (l’action a toujours été quelque chose de plus artistique que ne le sont les éditoriaux).

D’où une rupture sensible. Pratiquement, il y avait deux possibilités de s’en tirer.

Ou bien on dissolvait l’éditorial dans l’action, ou bien on dissolvait l’action dans l’éditorial, en composant celui-ci artistiquement.

Mais on pouvait faire une présentation esthétique de l’action et une présentation esthétique de l’éditorial (qui évidemment perdait du même coup sa nature d’éditorial), conserver le saut d’un idiome dans l’autre et en donner aussi une présentation esthétique.

Cela paraissait neuf, mais si l’on veut, on peut toujours citer des précédents dont le caractère artistique n’est pas douteux, comme l’interruption de l’action par des chœurs dans le théâtre d’Athènes. On trouve des procédés semblables dans le théâtre chinois.

Savoir s’il faut tant ou tant d’indications pour faire de bonnes descriptions, savoir ce qui est trop, ce qui n’est pas assez plastique, c’est une question à résoudre pratiquement et cas par cas.

Pour certaines choses, il nous suffit de moins d’indications que nos prédécesseurs.

En ce qui concerne la psychologie, on peut se demander si l’on doit exploiter les résultats de sciences nouvellement constituées ; mais ce n’est pas un article de foi : il faut vérifier, cas par cas, si l’incorporation de connaissances scientifiques améliore ou non la peinture des caractères, et si cette incorporation a été ou non bien faite.

On ne peut interdire à la littérature de profiter des facultés nouvellement acquises de l’homme d’aujourd’hui, telles que la perception simultanée, l’audace dans l’abstraction, la rapidité des combinaisons mentales.

Si l’on prétend à la rigueur scientifique, il faut aussi examiner, avec la patience de bénédictin qui est précisément celle du savant, quel effet résulte dans chaque cas particulier de l’usage de ces facultés adapté au domaine de l’art.

Que l’artiste emprunte partout des raccourcis, qu’il « saisisse au vol » beaucoup de choses, qu’il parcoure consciemment ou non de grandes parties d’un procès qui ne s’arrête jamais – la critique, elle, en tout cas la critique marxiste, doit procéder en la matière de façon concrète et méthodique, c’est-à-dire justement scientifique.

Rien ne sert ici de bavarder, quel que soit le vocabulaire dont on use.

Il ne saurait en aucun cas suffire, pour une définition opératoire du réalisme, d’extraire des directives aux écrivains uniquement d’œuvres littéraires (faites comme Tolstoï mais sans ses points faibles !

Faites comme Balzac – mais en hommes d’aujourd’hui !).

Le réalisme n’est pas seulement affaire de littérature, c’est une grande affaire, politique, philosophique, pratique ; elle doit être déclarée telle et traitée comme telle : comme une affaire qui touche l’ensemble de la vie des hommes.

Date probable : 1938

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Remarques sur un article

Il n’y a pas grand-chose à attendre de ceux qui ne cessent d’employer le mot de « forme » comme quelque chose de différent du contenu, ou en rapport avec le contenu, ou que sais-je encore, et qui abominent par trop le mot « technique » comme tout ce qui est « mécanique ».

Il ne faut pas s’arrêter au fait qu’ils citent les Classiques (du marxisme), et qu’on trouve chez eux effectivement le mot « forme » : les Classiques n’ont pas enseigné la technique romanesque.

Et le mot de « mécanique » n’est pas pour épouvanter qui que ce soit, dès lors qu’il s’applique à la technique ; il y a une mécanique qui a rendu de grands services à l’humanité, qui en rend toujours, et ce sont, bel et bien, les services de la technique.

Les « orthodoxes » qui, parmi nous, dans un autre domaine, distinguent Staline des esprits créateurs, ont coutume d’exorciser les esprits avec certains mots, employés de la façon la plus arbitraire.

Nos gardiens de l’Héritage décrètent que sans « interrelations antagonistes des hommes les uns avec les autres », sans « mise à l’épreuve des hommes dans des actions réelles », sans « actions et réactions entrecroisées et antagonistes des hommes les uns sur les autres », on ne peut créer des personnages qui resteront.

Mais les « méthodes compliquées ( !) avec lesquelles les écrivains anciens ont fait démarrer leurs actions », où sont-elles chez Hašek ?

Pourtant, son Schweyk est à coup sûr un personnage qu’on n’oubliera pas de sitôt. Je ne sais pas s’il « restera », je ne sais pas si tel ou tel personnage de Balzac ou de Tolstoï restera, j’en sais là-dessus aussi peu que tout un chacun ; personnellement, pour parler franc, je ne me sens pas une envie immodérée de faire du « il restera » un critère...

Comment prévoir à l’avance si les générations futures voudront garder en mémoire ces figures (ce n’est pas Balzac ni Tolstoï qui pourront les y forcer, même pas avec les méthodes, si ingénieuses soient-elles, avec lesquelles ils font démarrer leurs actions) ?

Cela dépendra, je suppose, de la réponse à la question : dire de quelqu’un « celui-là (et il s’agira en ce cas d’un contemporain) est une nature à la Père Goriot » est-il un énoncé qui donne prise sur la réalité sociale ?

Après tout, ces natures-là ne font peut-être que passer.

Peut-être sont-elles liées justement à ces « actions et réactions réciproques et antagonistes » qui un jour cessent d’exister.

Je n’ai pas de raison de me faire le propagandiste inconditionnel de la technique du montage de Dos Passos ; lorsque j’ai écrit un roman, j’ai moi-même essayé de mettre en forme quelque chose comme des « actions et réactions entrecroisées et antagonistes ». (J’ai bien utilisé le montage dans ce roman, mais à d’autres endroits).

Je n’admettrais pourtant pas que l’on condamne cette technique au bénéfice unique de la création de personnages « qui restent ».

D’abord Dos Passos a précisément représenté des « relations entre les hommes antagoniques9 et entrelacées », et de manière remarquable, quoique ses conflits ne soient pas ceux des personnages de Tolstoï et que sa façon d’entrelacer les fils ne soit pas celle des intrigues de Balzac.

Deuxièmement, le roman n’est pas lié, sous peine de disparition, à l’existence du « personnage », et surtout du personnage tel qu’il a existé au siècle dernier.

On ne devrait pas alimenter l’idée d’un Walhalla des personnages « qui restent », d’une sorte de Cabinet de Mme Tussaud10 où l’on ne verrait que des figures qui « sont restées », d’Antigone à Nana, d’Énée à Nekhljudov11 (au fait, qui est-ce, celui-là ?).

Que cette idée fasse rire, je n’y verrais aucun irrespect. Nous sommes un peu payés pour savoir sur quelles bases repose le culte de l’individu tel qu’il a été pratiqué dans la société de classes : ce sont des bases historiques.

Loin de nous l’idée de vouloir abolir l’individu.

Nous n’en constatons pas moins avec quelque perplexité combien ce culte (encore une fois historique, déterminé, passager) empêche un André Gide de découvrir des individus en Union soviétique.

En lisant Gide, j’étais bien prêt de renoncer à Nekhljudov (peu importe qui c’était) comme « figure qui reste », si par impossible c’était le seul moyen de faire « rester » les personnages de la jeunesse soviétique qu’il m’a été donné de connaître.

Pour en revenir à la question de fond, il est archi-faux, autrement dit cela ne mène à rien, ou encore cela ne vaut pas la peine pour l’écrivain, de simplifier le problème de telle sorte que le processus effectif, compliqué, gigantesque, de l’existence des hommes à l’ère de la lutte finale entre la classe bourgeoise et la classe des prolétaires soit utilisé comme toile de fond, décor, « fable » pour la création de « grands individus ».

On ne peut pas donner beaucoup plus de place aux individus dans les livres qu’ils n’en ont dans la réalité, et surtout pas une place autre.

Pour parler en termes pratiques : pour nous, les individus naissent lors de la mise en forme des processus de la vie des hommes en société, laquelle peut être « grande » ou « petite ».

Il est radicalement faux de dire : prenons d’abord une grande figure, et soumettons-la à des réactions multiples, en veillant à ce que ses rapports avec les autres soient le moins fugitifs et le moins superficiels possible.

L’aspect dramatique (la violence des collisions), les passions (le degré d’échauffement), la surface couverte par un personnage, rien de tout cela ne peut être envisagé et propagé séparément, détaché de la fonction sociale.

Les combats (dans les relations « compliquées et antagonistes ») sont les combats pour la concurrence du capitalisme développé, qui ont engendré des individus sur un mode bien déterminé.

L’émulation socialiste a une autre façon de produire des individus, et des individus autres.

Et il reste encore à se demander si elle a des effets aussi individualisants que la lutte capitaliste pour la concurrence.

On pourrait dire, en un sens, que nos critiques font retentir à leur manière le slogan funeste, et qui s’adressait à des individus isolés : « Enrichissez-vous ! »

Balzac est le poète des monstruosités.

Ses personnages à multiples faces (ampleur de leurs côtés lumineux, profondeur de leurs côtés ténébreux) reflètent la dialectique du progrès de la production qui est en même temps progrès de la misère.

« Il rendit les affaires poétiques » (Taine).

Mais, d’abord, « Balzac fut un homme d’affaires, et un homme d’affaires endetté (...), il se fit spéculateur (...), il vit s’approcher la faillite (...), il liquida, resta chargé de dettes, et écrivit des romans pour les payer. »

On peut donc dire aussi bien qu’il a fait de la poésie une affaire ! Dans cette jungle du capitalisme naissant, les individus luttent contre les individus, contre des groupes d’individus et, fondamentalement, contre la société tout entière.

C’est précisément là ce qui constitue leur individualité.

Voilà maintenant qu’on nous exhorte à continuer, non, à recommencer, encore et toujours, à créer des individus, évidemment autres, mais à les créer de la même façon qu’avant, quoique de façon différente... Allez vous y retrouver ! « (Balzac) était collectionneur, presque monomane », etc.12 Ce fétichisme de l’objet, on le retrouve dans ses romans, sur des centaines, des milliers de pages.

Mais, bien sûr, il ne faut pas en parler : pour avoir développé des considérations semblables, Tretiakov13 se fait rappeler à l’ordre et montrer du doigt par Lukács.

Or c’est précisément ce fétichisme qui fait des personnages de Balzac des individus.

Il serait ridicule de ne voir là que le simple échange des passions et des fonctions sociales qui concourent à faire un individu. Est-ce que, par hasard, la production de biens de consommation pour la collectivité produirait des individus au même titre que l’esprit « collectionneur » ?

Bien sûr, on peut là aussi répondre oui. Une telle production s’opère sous nos yeux, et il y a toujours des individus. Mais ce sont des individus tellement changés que Balzac ne les aurait tout simplement pas reconnus comme tels (et qu’aujourd’hui Gide, pour de bon, ne les reconnaît pas comme tels) : il leur manquera la monstruosité, l’union dans un seul être du sublime et de l’abject, du crime et de la sainteté, etc.

Non, Balzac n’use pas du montage.

Mais il écrit de gigantesques généalogies, il marie les créatures de son imagination comme Napoléon mariait ses frères et ses maréchaux, il suit le devenir des fortunes (fétichisme de l’objet) à travers des générations, leur passage d’une famille dans l’autre.

Il ne voit devant lui que de l’ « organique », les familles sont des organismes, les individus y « poussent ».

Devons-nous donc aujourd’hui remettre à la place la cellule, l’usine, le soviet, compte tenu du fait que, de notoriété publique, avec la disparition de l’appropriation privée des moyens de production, la famille a bien dû perdre de son pouvoir formateur sur les individus ?

Mais ces formations nouvelles, indubitablement créatrices d’individus sont justement comparées à la famille, « montées » !

Faites littéralement de pièces et de morceaux assemblés !

Déjà dans le New York d’aujourd’hui, pour ne rien dire du Moscou d’aujourd’hui, la femme, par exemple, est beaucoup moins « formée » par l’homme que dans le Paris de Balzac, elle est moins dépendante de lui, chose en soi simple à comprendre.

Il en résulte qu’un certain type de conflits avec des armes « chauffées à blanc » disparaît ; les conflits nouveaux qui prennent leur place (évidemment que d’autres prennent leur place !) sont au moins aussi durs, mais de nature peut-être moins individualiste.

Non qu’ils ne possèdent rien d’individuel, ce sont bien des individus qui livrent combat, mais les alliés dans la bataille y jouent un rôle considérable, qu’ils ne jouaient pas du temps de Balzac.

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Commentaires sur une théorie formaliste du réalisme

Lorsqu’on ne définit pas le réalisme de façon purement formaliste (à savoir, ce qu’on entendait par réalisme dans le domaine du roman bourgeois autour des années quatre-vingt-dix), on peut objecter tout ce qu’on veut à des techniques de narration telles que le montage, le monologue intérieur, la distanciation, mais on ne peut pas le faire au nom du réalisme.

Bien sûr, il peut y avoir un monologue intérieur qu’on peut qualifier de formaliste, mais il y en a aussi de réalistes ; et avec le montage on peut […] représenter le monde, sans aucun doute, de façon aussi bien véridique que fausse.

S’agissant de pures questions de formes, gardons-nous de parler trop à la légère au nom du marxisme : ce n’est pas marxiste.

On ne devrait pas confondre le montage avec cette maladresse technique qui consiste à insérer dans un récit parfaitement conventionnel des passages assez longs de « théorie », des idées de l’auteur, des manifestes, des descriptions sans lien avec l’action.

Défaut de maîtrise artistique avec lequel le montage n’a rien à voir.

Conseiller d’étudier les romans de Balzac et de Tolstoï n’est pas une mauvaise chose : ces écrivains développent certaines techniques très importantes pour un mode de représentation réaliste.

(Au demeurant, c’est un vice de raisonnement proprement inconcevable que de reprocher, sans autre forme de procès, à quelqu’un qui propose de faire un choix dans les techniques de représentation des écrivains, de vouloir sabrer dans leurs œuvres.

Les œuvres ne s’en portent pas plus mal. Les chercheurs doivent évidemment les considérer chacune comme un tout, pour eux ce ne sont pas des recueils de recettes techniques. C’est clair.

Mais l’écrivain, lui, qui fait son apprentissage technique, aborde d’un autre point de vue les œuvres des générations antérieures et des autres classes. C’est non moins clair.)

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Remarques sur le formalisme

1

La lutte contre le formalisme en littérature est de la plus haute importance, elle n’est nullement liée à une « phase » transitoire.

Il faut la mener jusqu’au bout, dans toute son ampleur et sa profondeur, donc pas d’une façon « formelle », afin que la littérature puisse remplir sa fonction sociale.

Lorsqu’on s’efforce de liquider les formes vides et les dits anciens qui ne disent plus rien, il est capital que les formes ne soient pas adoptées ou rejetées indépendamment, abstraction faite de leurs fonctions sociales. Qu’est-ce que le formalisme ?

La littérature prolétarienne est soucieuse de prendre des leçons de forme dans les œuvres anciennes.

C’est chose naturelle.

On reconnaît ainsi qu’on ne peut pas sauter tout bonnement les phases qui ont précédé.

Le nouveau doit surmonter l’ancien, mais il doit comprendre en lui l’ancien à l’état dominé, « le supprimer en le conservant ».

Il faut bien comprendre qu’il y a aujourd’hui une nouvelle façon d’apprendre, une façon critique, où l’on transforme ce qu’on apprend, une façon d’apprendre révolutionnaire.

Le nouveau existe, mais il ne naît que dans la lutte avec l’ancien, et non pas sans lui, pas dans le vide.

Beaucoup oublient d’apprendre, ou traitent cela par le mépris (« ce n’est qu’une question de forme »), et d’autres considèrent le moment de la critique comme une question de forme, comme quelque chose qui va de soi.

Il en résulte des attitudes bizarres.

Des gens vantent le contenu d’une certaine œuvre et condamnent sa forme, d’autres procèdent à l’inverse. On confond sujet et contenu ; on met en contradiction les choix personnels de l’auteur avec la tendance de son sujet.

Le réalisme est assimilé au sensualisme, bien qu’il y ait évidemment des œuvres sensualistes à l’opposé du réalisme, et des œuvres tout à fait réalistes qui n’ont rien de sensualiste.

Pour beaucoup, une description plastique passe pour n’être réalisable que sur une base sensualiste ; tout le reste, ils l’appellent reportage ; comme s’il n’y avait pas de reportages très plastiques.

La « mise en œuvre » est présentée comme une pure affaire de forme.

À force de condamner le montage, beaucoup, qui ne l’ont pas vraiment étudié, qui n’ont pas délimité le champ de son efficacité, ni apprécié ce qu’il peut rendre, aboutissent dans une très dangereuse proximité du mythe du Sang et du Sol et de la métaphysique suspecte de l’organicisme14. On tente de combattre l’esthétisme avec un vocabulaire purement esthétique ; et de tordre le cou au formalisme en ne considérant que les formes.

Dès lors, la littérature n’a plus d’autre tâche que d’être littérature ; la seule tâche des écrivains est de perfectionner leurs formes.

On ne peut bien comprendre la géométrie non euclidienne si l’on n’a pas appris la géométrie euclidienne.

Mais la géométrie non euclidienne suppose non seulement qu’on connaisse l’euclidienne, mais aussi que d’une certaine façon on ne la comprenne plus.

Des changements qui ne sont pas des changements, des changements « de forme », des descriptions qui ne restituent que l’extérieur des choses, sans qu’on puisse se former un jugement, un comportement formel, une action qui ne fait que satisfaire aux formes, sauver les formes, des créations qui restent sur le papier, les adhésions du bout des lèvres, c’est tout cela, le formalisme.

Dans l’emploi de certaines notions en littérature, on devrait ne pas trop s’éloigner de la signification qu’elles ont dans d’autres domaines.

Le formalisme en littérature est un phénomène littéraire, mais pas seulement littéraire. Le réalisme non plus, on ne peut pas le définir si l’on ne pense pas au réalisme et aux réalistes dans d’autres domaines, à ce qu’est une action réaliste, un jugement réaliste.

2

Notre lutte contre le formalisme dégénérerait elle-même en un désespérant formalisme si nous nous accrochions à quelques formes bien déterminées, mais historiques et donc passagères.

Un exemple.

Nous trouvons dans la réalité du capitalisme développé non seulement le désir chez les capitalistes de négliger l’épanouissement complet des hommes, mais aussi leur pratique de fait, qui les vide, les mutile, en fait des êtres unilatéralement développés, etc.

Nous y trouvons donc aussi des hommes vidés, mutilés, unilatéralement développés.

Nous ne pouvons pas, sans autre forme de procès, accuser l’écrivain qui dépeint de tels hommes, de faire sien le désir des capitalistes, de « traiter » lui-même ses personnages comme un capitaliste traite les hommes.

Certes, la lutte pour un humanisme total développe chez les hommes qui luttent les attitudes humaines, mais c’est un processus compliqué, et qui ne s’opère que chez ceux qui luttent.

L’écrivain qui s’attacherait uniquement à apprécier les hommes « autrement » que ne le font les capitalistes, et à les dépeindre en conséquence comme « cohérents », « harmonieux », « riches intellectuellement et moralement », ne créerait de tels hommes que sur le papier ; ce serait un sale formaliste.

La technique de Balzac ne fait pas de Henry Ford une personnalité de la nature de Vautrin ; ce qui est pire, c’est qu’elle ne permet pas de représenter l’humanisme nouveau du prolétaire conscient de notre temps.

Pour une semblable tâche, la technique d’Upton Sinclair n’est pas trop neuve, elle est trop vieille ; loin qu’il n’y ait là pas assez de Balzac, il y en a trop.

Nous commettons une lourde erreur en mélangeant deux tâches : apprendre à goûter Balzac, et en tirer des préceptes pour la construction de romans nouveaux et vraiment de notre temps.

Pour la première, il est nécessaire de prendre les romans de Balzac comme un tout ; il faut pouvoir s’identifier avec son temps, le considérer comme quelque chose de cohérent, de spécifique, et qui se suffit à soi-même ; il ne faut pas faire là de critique de détails, etc.

Pour extraire de ces romans des recettes de composition, il faut également faire effort pour s’identifier avec l’époque, mais il faut prendre aussi en considération les questions de technique.

Nous nous transformons en critiques, et nous lisons en constructeurs.

3

Dans les regrets chagrins de Lukács devant l’éclatement qu’opèrent dans le récit bourgeois classique de Balzac des écrivains comme Dos Passos se marque un penchant singulier pour l’idylle.

Il ne voit pas, il ne veut pas voir que l’écrivain contemporain n’a que faire d’un style de narration qui a servi comme celui de Balzac à romantiser les luttes pour la concurrence de la France post-napoléonienne (on sait que Balzac mentionne avec insistance les inspirations qu’il a puisées dans les histoires d’indiens de Fenimore Cooper !)

Pour un révolutionnaire comme Lukács, c’est enjoliver et affadir étonnamment l’Histoire que d’éliminer presque complètement de l’histoire de la littérature la lutte des classes, et de voir dans la décadence de la littérature bourgeoise et la montée de la littérature prolétarienne deux phénomènes complètement distincts.

En réalité, la décadence de la bourgeoisie se marque dans le vide croissant de sa littérature demeurée formellement réaliste ; inversement, des œuvres comme celles de Dos Passos marquent, malgré et par leur démolissage des formes réalistes, l’irruption d’un nouveau réalisme, rendu possible par la montée du prolétariat.

Il ne s’agit pas en tout cela de simples relèves de l’un par l’autre, mais du déroulement de combats.

Assumer l’ « héritage » n’est pas un processus qui va sans combats.

Il ne s’agit pas simplement d’hériter de formes après la mort de celui qui laisse l’héritage, qui serait intervenue par suite de décrépitude due à l’âge, d’une décadence naturelle de ses forces.

4

De temps en temps, lorsqu’on considère une époque de la littérature, on voit plusieurs groupes de littérateurs occupés à des activités très différentes.

Pendant qu’un groupe fait sciemment abstraction des tensions sociales et retrace les destins des personnages comme si ces tensions n’existaient pas, un autre groupe tente délibérément de démontrer que ces tensions n’existent pas.

Un troisième les accepte comme des données naturelles (inévitables, insurmontables).

Un quatrième les fait ressortir, prend parti, fait des propositions plus ou moins radicales visant à les éliminer.

Un cinquième s’enivre du plaisir douteux de les escamoter.

Bien entendu, il y a encore d’autres groupes ; tous travaillent en même temps, avec les mots d’ordre les plus disparates, ce qui rend les relations qu’ils entretiennent entre eux peu claires ou carrément insaisissables ; et de temps à autre il se trouve des littérateurs qui appartiennent en même temps à tous ces groupes ou à certains d’entre eux, c’est-à-dire que dans leurs travaux ils adoptent tantôt l’un, tantôt l’autre point de vue.

Le fascisme est le plus grand des formalismes.

Il fait de l’économie planifiée, mais sa planification ne supprime nullement l’anarchie du mode de production ; au contraire, elle la stabilise.

Il produit fébrilement, mais des moyens de destruction ; il élimine la lutte des classes, non pas en supprimant les classes (les « états » ou corporations), mais leurs préjugés.

Il lutte contre le chômage qui condamne les masses à la famine ; mais il procure un travail qui condamne les masses à la faim.

Il réhabilite l’honneur du peuple allemand, mais en divisant ce peuple en deux groupes : les écorcheurs et les écorchés.

Il leur promet qu’ils seront les maîtres du monde, et il fait d’eux les esclaves d’une petite clique.

Par des plébiscites géants, il se soumet au verdict du peuple, qu’il a lui-même soumis.

Le régime tient énormément à être un régime populaire, il ne se lasse pas de parler du peuple et au peuple ; il met tout au compte du peuple, excepté tout ce qu’il n’y met pas, c’est-à-dire tout ce qui, lorsqu’on en fait le compte, s’avère être le peuple.

Nous faisons donc bien de n’employer le terme « populaire » qu’assorti des plus vives critiques.

Car nous représentons le peuple, qui n’est ici représenté que formellement, dans sa réalité.

Nous avons été exilés parce que nous le représentions.

Nous sommes entrés dans les pays voisins, déshonorés au nom de l’honneur, en fuite devant les hordes qui viendront nous y talonner.

Formellement, nous ne sommes plus des Allemands.

Il est clair que nous ne combattons pas ce régime simplement à cause de sa forme, que nous sommes en droit de soutenir dans son combat le peuple que ce régime opprime pour autre chose que la forme.

Il ne suffit pas de protester et de vaquer par ailleurs à ses occupations.

Ce serait le pire des formalismes.

Et nous devons savoir que le métier des lettres offre bien des tentations de formalisme.



La littérature allemande en exil et le peuple allemand opprimé ont conclu alliance, et c’est l’ennemi commun qui l’a soudée, en créant une communauté de destin. Pour ce qui est des souffrances communes, l’alliance n’est pas seulement de forme.

Pourtant, bien souvent, nos travaux ne témoignent pas avec assez de profondeur de cette alliance ; nous le savons ou nous devrions le savoir.

Notre notion du peuple manque aussi parfois de réalité.

Beaucoup d’entre nous ont encore une idée vague de ce qu’est le peuple, et chacun est susceptible de se faire là-dessus des illusions et d’en engendrer autour de lui.

Beaucoup pensent qu’il s’agit seulement d’avoir un langage simple, en foi de quoi ils évitent les choses compliquées.

D’autres ont un langage compliqué et passent à côté des vérités les plus simples et fondamentales. « Le peuple, dit celui-ci, ne comprend pas lorsqu’on s’exprime en termes compliqués. »

Et les travailleurs qui ont bien compris Marx ? « Rilke est trop compliqué pour les masses. » Et les travailleurs qui me disent qu’il est trop simpliste ?

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L’esprit des Essais (extrait)

À la recherche de modèles pour la jeune littérature prolétarienne, un fort groupe de théoriciens marxistes de la littérature a mis au point dernièrement le slogan : Revenez au roman de la première période bourgeoise !

En même temps, il a engagé un combat acharné contre certains éléments techniques développés par le roman de la dernière période bourgeoise, mais repris et développés par des écrivains connus et d’orientation révolutionnaire et antifasciste.

Ce groupe était dirigé par Georg Lukács, et ses arguments étaient partiellement éclairants.

Selon lui, les nouveaux procédés techniques étaient de purs phénomènes de décomposition.

Étant donné l’état du monde bourgeois, il n’y avait pas de quoi surprendre un marxiste. Dans tous ces phénomènes, dans le montage, dans le monologue intérieur, dans l’attitude critique de la dramaturgie non aristotélicienne face à l’identification, le récit épique, harmonieux, du grand roman et du drame bourgeois se dissolvait, les genres se confondaient.

Le cinéma faisait irruption dans le théâtre, et le reportage dans le roman.

On n’attribuait plus au lecteur ou au spectateur cette place confortable en plein milieu des événements, et on le privait de ce personnage individuel avec lequel il pouvait s’identifier.

Le trouble était grand et correspondait par trop, je le répète, à la confusion sociale du monde bourgeois, ce chaos improductif, pour qu’on ait évité de confondre les deux dans la même réprobation.

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Sur le réalisme

Je n’ai pas l’impression que nous ayons bien mené notre affaire en ce qui concerne la cause du réalisme en littérature.

Les faiblesses des principales œuvres expressionnistes n’ont pas été relevées par des réalistes ; la notion de réalisme est apparue dans une acception très étriquée, on avait presque l’impression qu’il s’agissait d’une mode littéraire avec des règles déduites de quelques grandes œuvres arbitrairement sélectionnées.

On peut fouler autant d’œuvres expressionnistes qu’on voudra dans un tonneau de cuivre, goûter le jus ainsi extrait avec une expression de dégoût, et refouler, et ainsi de suite : on n’opère jamais qu’avec le jus ; ce n’est pas là procéder de façon réaliste.

Ce qui en résulte comme idée du réalisme produit, du fait de la maladresse de ses interprètes, une impression d’arbitraire.

Les critères sont plus que douteux, pris dans la vie, si larges qu’ils autorisent toutes les nuances ; on se demande toujours si par réaliste il ne faut pas entendre comme Tolstoï, ou minutieux comme Balzac, ou tout bonnement célèbre.

Le réalisme se trouve opposé au formalisme, comme s’il était tout bêtement un contenutisme. Enfin, vous savez...

On énumère quelques romans illustres du siècle précédent, on leur adresse des louanges parfaitement méritées, et on en tire le réalisme. Exiger ce réalisme-là d’écrivains vivants, c’est comme si on exigeait d’un homme qu’il mesure soixante-quinze centimètres de largeur d’épaules, qu’il ait une barbe d’un mètre et des yeux étincelants, sans lui dire où il peut s’acheter tout ça.

Je pense qu’on ne peut pas, dans une affaire aussi importante, procéder de la sorte.

Nous sommes tout de même en état de préciser une notion du réalisme beaucoup plus généreuse, productive et intelligente.

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Résultats du débat sur le réalisme en littérature

Le grand débat sur le réalisme en littérature qui, parti de l’Union soviétique, a suscité un mouvement international, me semble avoir dégagé les points suivants :

1. Les romanciers qui remplacent la description de l’homme par une description de ses réactions psychiques, qui donc dissolvent l’homme dans un pur complexe de réactions psychiques, sont infidèles au réel.

On ne rend visibles ni l’homme ni le monde (c’est-à-dire qu’on ne peut les reconnaître, agir sur eux) lorsqu’on ne décrit le monde que reflété dans la psyché de l’homme ou la psyché de l’homme seulement en tant qu’elle reflète le monde.

L’homme doit être décrit dans ses réactions et aussi dans ses actions.

2. Les romanciers qui ne décrivent que la déshumanisation opérée par le capitalisme, qui donc ne décrivent l’homme que dévasté intérieurement, sont infidèles au réel. Le capitalisme ne fait pas que déshumaniser, il engendre aussi de l’humanisme, précisément dans la lutte active contre la déshumanisation.

Même aujourd’hui, l’homme n’est pas une machine, il ne fonctionne pas seulement comme pièce d’une machinerie.

Du point de vue social également, c’est le décrire insuffisamment que le décrire uniquement comme facteur politique.

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Popularité et réalisme

Quand on veut définir des mots d’ordre pour la littérature allemande contemporaine, il faut tenir compte du fait que tout ce qui peut prétendre au nom de littérature est imprimé exclusivement à l’étranger et lu presque exclusivement à l’étranger.

Ce qui confère au mot d’ordre de « popularité » une résonance tout à fait particulière. L’écrivain doit en effet écrire pour un peuple avec lequel il ne vit pas.

Cependant, à y regarder de plus près, la distance entre l’écrivain et son peuple ne s’est pas aggravée autant qu’on aurait pu le craindre. Elle n’est pas actuellement tout à fait aussi grande qu’il n’y parait, et elle n’était pas auparavant aussi mince qu’on le croyait.

L’esthétique régnante, le prix des livres et la police ont toujours mis une distance considérable entre l’écrivain et le peuple.

Il serait faux, néanmoins, c’est-à-dire irréaliste, de considérer l’accroissement de la distance comme purement « extérieure ».

Il faut, à n’en pas douter, déployer aujourd’hui des efforts particuliers pour écrire populairement.

D’un autre côté, c’est devenu plus facile, plus facile et plus urgent.

Le peuple s’est séparé plus nettement de ses dirigeants, ses oppresseurs et exploiteurs sont sortis de son sein et se trouvent impliqués dans une lutte sanglante avec lui dont on ne perçoit pas la fin.

l est devenu plus facile de prendre parti. Une bataille ouverte a été engagée pour ainsi dire parmi le « public ».

De même, il est plus difficile aujourd’hui de faire la sourde oreille devant l’exigence d’une écriture réaliste.

Elle a acquis le caractère d’une évidence. Les couches dominantes usent de mensonges plus ouvertement qu’auparavant, et de mensonges plus gros. Dire la vérité apparaît comme un devoir de plus en plus urgent.

Les souffrances ont augmenté, la masse de ceux qui souffrent a grossi.

Face aux grandes souffrances des masses, traiter de petites difficultés, ou des difficultés de petits groupes de personnes, est ressenti comme ridicule, voire méprisable.

Contre la montée de la barbarie il n’y a qu’un allié : le peuple, qui en souffre tellement lui-même. Il n’y a que de lui qu’on puisse attendre quelque chose.

Il est donc naturel de se tourner vers le peuple, et plus nécessaire que jamais de parler son langage.

C’est pourquoi les mots d’ordre de « popularité » et de « réalisme » sont faits naturellement pour s’apparier.

Il est de l’intérêt du peuple, des larges masses travailleuses, de recevoir de la littérature des images véridiques de la vie, et les images véridiques de la vie ne servent effectivement que le peuple ; elles doivent donc lui être compréhensibles, lui être profitables, donc être populaires.

Malgré tout, ces notions, avant que l’on n’aligne des phrases où elles seront employées et fondues, doivent d’abord être soigneusement tirées au clair.

Ce serait une erreur de croire ces notions parfaitement élucidées, sans histoire, libres de compromissions, univoques (comme lorsqu’on dit : « Nous savons tous de quoi nous parlons, ne coupons pas les cheveux en quatre »).

La notion de « populaire » n’est elle-même pas spécialement populaire.

Il n’est pas réaliste de le croire.

Sur le modèle de « volkstümlich » (« populaire ») et de « Volkstum15 », il y a ainsi toute une série de « -tum » qui exigent d’être abordés avec circonspection.

Il suffit de penser à « Brauchtum » (coutume ancestrale), « Königtum » (royauté), « Heiligtum » (sanctuaire) ; et l’on sait que « Volkstum » a lui aussi une résonance toute particulière, sacralisée, solennelle, suspecte, qui ne peut passer inaperçue.

Ce n’est pas parce que nous avons absolument besoin de la notion de « populaire » que nous pourrions ne pas prêter l’oreille à cette résonance suspecte.

C’est précisément dans les versions prétendument poétiques que le peuple est présenté comme particulièrement superstitieux ou plutôt comme suscitant la superstition.

Le peuple y est doté de ses qualités immuables, de ses traditions sacrées, de ses formes d’art, de ses us et coutumes, de sa religiosité, de ses ennemis héréditaires, de son énergie inépuisable, etc.

Il s’y manifeste une étonnante unité du tortionnaire et du torturé, de l’exploiteur et de l’exploité, du trompeur et du trompé, et il ne s’agit nullement des seules « petites » gens, du grand nombre, de ceux qui travaillent, par opposition aux Grands.

L’histoire de toutes les falsifications auxquelles a donné lieu cette notion de « Volkstum » est une histoire longue et compliquée, une histoire de lutte des classes.

Nous n’entrerons pas ici dans les détails, nous nous attacherons au seul fait de la falsification, lorsqu’on dit qu’il nous faut un art populaire, et que nous entendons par là un art pour les larges masses, pour le nombre, qui est opprimé par une minorité, pour « les peuples eux-mêmes », la masse des producteurs, qui furent si longtemps objets de la politique et doivent en devenir les sujets.

Nous nous souvenons que ce peuple a été très longtemps empêché par des institutions puissantes de se développer pleinement, qu’il a été bâillonné artificiellement et de force par des conventions, et que cette idée de « populaire » a gardé l’empreinte du statisme, de la privation d’histoire et d’évolution.

Avec cette version de l’idée, nous n’avons rien à faire, plus exactement, nous avons à la combattre.

Notre « populaire » à nous a trait au peuple qui non seulement prend une part pleine et entière à l’évolution, mais la détermine, la force, en usurpe pour ainsi dire la direction.

Nous pensons à un peuple qui fait l’Histoire, qui transforme le monde et lui-même avec le monde.

Nous pensons à un peuple militant, et donc à un sens militant du mot « populaire ».

« Populaire » veut dire : compréhensible aux larges masses ; adoptant et enrichissant leurs modes d’expression ; adoptant leur point de vue, le consolidant et le corrigeant ; représentant la partie la plus avancée du peuple de telle sorte qu’il puisse accéder au pouvoir, c’est-à-dire dans des formes compréhensibles aux autres fractions du peuple ; renouant avec les traditions et les continuant ; transmettant à la partie du peuple qui aspire à la direction les conquêtes de celle qui assume cette direction actuellement.

Venons-en maintenant à la notion de réalisme. Cette notion-là aussi, il va falloir la nettoyer avant usage, comme une notion ancienne, dont beaucoup ont déjà usé et abusé pour des fins trop nombreuses et diverses.

C’est nécessaire, car la prise de possession d’un héritage par le peuple ne peut s’opérer que sous la forme d’un acte d’expropriation.

On ne prend pas possession d’œuvres littéraires comme d’usines, de modes d’expression littéraires comme de recettes de fabrication.

L’écriture réaliste elle aussi, dont la littérature aligne un grand nombre d’exemples très différents les uns des autres, est marquée, jusque dans les moindres détails, par la façon dont elle a été mise en œuvre, le moment où elle l’a été, la classe pour laquelle elle l’a été.

Si nous gardons présent à l’esprit le peuple militant, le peuple qui transforme la réalité, nous ne pouvons nous cramponner à des règles « éprouvées » de l’art narratif, à des modèles vénérables de la littérature, à des lois esthétiques éternelles.

Nous ne devons pas déduire le réalisme par extraction de certaines œuvres existantes, nous emploierons au contraire, pour mettre la réalité sous forme maîtrisable entre les mains des hommes, tous les procédés, les anciens et les nouveaux, les éprouvés et les inédits, ceux empruntés à l’art et ceux qui proviennent d’ailleurs.

Nous nous garderons de ne décerner le titre de réaliste qu’à une forme romanesque déterminée, appartenant à une époque historique déterminée, disons celle de Balzac ou Tolstoï, autrement dit de n’instituer pour le réalisme que des critères littéraires et formels.

Nous ne parlerons pas de réalisme dans les seuls cas où l’on peut « tout » sentir, renifler, goûter, où il y a de l’ « atmosphère », où les intrigues sont conduites de telle façon qu’on aboutit à exposer l’état de l’âme des personnages.

Notre idée du réalisme doit être large et politique, et souveraine à l’égard des conventions.

Réaliste veut dire16 : qui dévoile la causalité complexe des rapports sociaux ; qui dénonce les idées dominantes comme les idées de la classe dominante ; qui écrit du point de vue de la classe qui tient prêtes les solutions les plus larges aux difficultés les plus pressantes dans lesquelles se débat la société des hommes ; qui souligne le moment de l’évolution en toute chose ; qui est concret tout en facilitant le travail d’abstraction.

Ce sont là des directives gigantesques, et on peut encore les compléter.

On permettra à l’artiste d’y consacrer son imagination, son originalité, son humour, sa puissance d’invention.

Nous ne collerons pas à des modèles littéraires par trop détaillés, nous n’obligerons pas l’artiste à se conformer à des variétés trop précises de l’art narratif.

Nous constaterons que l’écriture appelée sensualiste (celle qui permet de tout sentir, renifler, goûter) ne s’identifie pas sans autre forme de procès avec l’écriture réaliste ; nous reconnaîtrons au contraire qu’il y a des œuvres écrites sur le mode sensualiste qui ne sont pas réalistes, et des œuvres réalistes qui ne sont pas écrites sur le mode sensualiste.

Nous devrons examiner soigneusement si la meilleure manière de conduire l’intrigue est de viser comme effet dernier l’exposition de l’âme des personnages.

Nos lecteurs ne trouveront peut-être pas qu’on leur a livré la clef des événements si, séduits par de multiples artifices, ils n’ont part qu’aux émotions, aux états d’âme des héros de nos livres.

En reprenant sans examen approfondi les formes de Balzac et de Tolstoï, nous fatiguerions peut-être nos lecteurs, le peuple, autant que le font souvent ces écrivains.

Le réalisme n’est pas seulement une question de forme.

Si nous copions l’écriture de ces réalistes, nous ne serions plus nous-mêmes des réalistes.

Car le temps fuit, et s’il ne fuyait pas, ce serait très mauvais pour ceux qui ne mangent pas à des tables d’or.

Les méthodes s’usent, les charmes deviennent inopérants.

De nouveaux problèmes surgissent, qui exigent de nouveaux moyens.

La réalité se transforme ; pour la représenter, il faut changer de modes de représentation.

On ne tire rien de rien, le nouveau vient de l’ancien, mais il n’en est pas moins le nouveau.

Les oppresseurs ne travaillent pas en tous temps de la même manière.

On ne peut pas les repérer et mettre la main dessus en tous temps de la même manière.

Il y a tant de méthodes pour éviter de se faire reconnaître...

Ils baptisent autostrades leurs routes stratégiques.

Ils peinturlurent leurs tanks de telle sorte qu’ils ressemblent aux buissons de Macduff dans Macbeth.

Leurs espions présentent des cals aux mains comme si c’étaient des ouvriers.

Non, pour transformer le chasseur en gibier, il y faut de l’invention. Ce qui était « populaire » hier ne l’est plus aujourd’hui, car le peuple n’est plus aujourd’hui ce qu’il était hier.

Tous ceux qui ne sont pas prisonniers de préjugés formels savent qu’il y a bien des manières de dire la vérité et bien des manières de la taire.

Que l’on peut susciter de bien des manières l’indignation contre un régime inhumain : par la description directe, en style pathétique ou froidement objectif, par des fables ou des paraboles, par des plaisanteries, en grossissant ou en rabaissant les choses.

Au théâtre, la réalité peut être représentée sur le mode concret ou sur le mode fantastique.

Les acteurs peuvent ne pas (ou presque pas) se grimer, se présenter « au naturel », et le tout peut n’être qu’illusion qui escamote la réalité ; à l’inverse, ils peuvent mettre des masques grotesques et restituer la réalité.

Cela ne devrait guère se discuter : les moyens doivent être jugés en fonction des fins poursuivies.

Le peuple, lui, s’entend à juger des moyens selon la fin.

Les grandes expériences de Piscator (et les miennes propres), qui brisaient continuellement des formes traditionnelles, trouvèrent leurs plus fermes soutiens chez les cadres les plus avancés de la classe ouvrière.

Les travailleurs jugèrent de tout d’après le contenu de vérité, ils accueillirent toutes les innovations qui favorisaient la représentation de la vérité, des vrais rouages de la vie sociale, ils boudèrent tout ce qui paraissait du jeu, la machinerie qui fonctionnait pour elle-même, c’est-à-dire qui ne remplissait pas encore (ou ne remplissait plus) sa fonction.

Les arguments des ouvriers n’étaient jamais des arguments littéraires ou d’esthétique théâtrale. On ne les a jamais entendus dire qu’il ne fallait pas mélanger le cinéma avec le théâtre.

Si les projections ne s’inséraient pas bien dans la pièce, ils disaient tout au plus : le film est superflu, il détourne l’attention.

Des chœurs ouvriers récitaient des rôles en vers à la rythmique compliquée (« Si c’était rimé, ça glisserait comme l’eau, ça n’accrocherait pas »), ils chantaient des compositions d’Eisler difficiles, tranchant sur l’ordinaire (« Ça a de la force »).

Par contre, nous avons dû changer des vers dont le sens apparaissait mal ou était tout simplement faux.

Lorsque dans des marches qui étaient rimées pour être apprises plus vite, et plus simplement rythmées pour mieux « passer », se trouvaient certaines finesses (complications, irrégularités), ils disaient : « Il y a là un truc qui est drôle ».

Ils n’aimaient pas ce qui était rebattu, trivial, si habituel qu’on le fait sans y penser. (« Ça ne rend rien »).

Si l’on avait besoin d’une esthétique, c’est là qu’on pouvait la trouver.

Je n’oublierai jamais le regard que me jeta un ouvrier qui me proposait d’introduire quelque chose en plus dans un chœur sur l’Union soviétique (« Il faut que cela y soit, sinon... »), et à qui je répondais que cela ferait éclater la forme : il sourit, la tête penchée sur l’épaule.

Ce sourire poli faisait s’écrouler tout un pan de l’esthétique. Les ouvriers n’avaient pas peur de nous apprendre des choses, et ils n’avaient pas peur d’apprendre eux-mêmes.

C’est l’expérience qui me fait dire : il ne faut jamais avoir peur de se présenter devant le prolétariat avec des choses insolites, audacieuses, pour peu qu’elles aient quelque chose à voir avec la réalité qu’il vit lui-même.

Il y aura toujours des gens de culture, des connaisseurs d’art, pour venir s’interposer en disant : « Le peuple ne comprend pas ces choses-là. »

Mais le peuple impatient écarte ces gens-là du coude et s’entend directement avec les artistes. Il y a des plantes de serre, des choses ultra-raffinées, faites pour des coteries et pour en constituer d’autres, la deux millième forme « toute nouvelle » du même vieux chapeau de feutre, l’assaisonnement très relevé du même vieux morceau de viande entré en décomposition : le peuple rejette tout cela (« ils ne vont pas bien ») d’un hochement de tête sceptique et en vérité indulgent.

Ce n’est pas le paprika qu’il rejette, mais la viande pourrie ; ce n’est pas la deux millième forme nouvelle, mais le vieux feutre.

Là où ils ont écrit, fait du théâtre eux-mêmes, les ouvriers étaient d’une originalité saisissante.

Ce qu’on appelle l’Agitprop17, devant lequel on fait la petite bouche (mais ce ne sont pas les meilleures bouches), a été une mine de procédés artistiques et de moyens d’expression nouveaux.

On y a vu resurgir de merveilleux éléments, depuis longtemps oubliés, provenant d’époques authentiquement populaires, et comme taillés sur mesure pour les objectifs sociaux d’aujourd’hui ; des raccourcis, des condensés d’une audace inouïe, de magnifiques simplifications ; il s’y manifestait souvent une élégance, une prégnance étonnante, et un sens intrépide de la complexité.

Bien des choses étaient sans doute primaires, mais jamais comme le sont les paysages intérieurs apparemment si différenciés de l’art bourgeois.

On a tort de condamner pour quelques stylisations ratées un mode de représentation qui s’efforce (et souvent avec succès) de dégager l’essentiel et de permettre l’abstraction. L’œil exercé des ouvriers perçoit la surface des représentations naturalistes.

Devant Le Voiturier Henschel18 les ouvriers disaient des dissections de l’âme : « On ne veut pas savoir tout ça. »

Il y avait là derrière le désir de voir représentées plus nettement, sous la surface de ce qui simplement se voit, les forces motrices réelles de la société.

Pour citer des expériences personnelles : ils ne se sont pas choqués de l’affabulation fantastique, du milieu apparemment irréel de L’Opéra de quat’sous.

Ils n’étaient pas étroits, ils haïssaient l’étroitesse (leurs logements étaient étroits).

Ils étaient généreux, les patrons étaient pingres.

Ils ont trouvé certaines choses superfétatoires, que les artistes prétendaient nécessaires ; mais ils ont été généreux, ils n’étaient pas contre le superflu ; au contraire, ils étaient contre les gens superflus.

Ils ne muselaient pas la gueule du bœuf qui aide à battre le blé, ils regardaient simplement si le blé était battu.

Ils ne croyaient pas à quelque chose qui s’appelle « la » méthode.

Ils savaient que pour arriver à leurs fins il leur fallait beaucoup de méthodes.

Les critères de la popularité et du réalisme doivent donc être définis avec autant de générosité que de soin ; ils ne doivent pas être tirés exclusivement d’œuvres réalistes ou d’œuvres populaires existantes, comme cela se fait couramment.

À vouloir procéder de la sorte, on n’obtiendrait que des critères formalistes, un réalisme et une popularité de pure forme.

On ne peut pas décider si une œuvre est réaliste ou non en vérifiant seulement si elle ressemble ou non à des œuvres existantes, qu’on appelle réalistes, qu’on appelait réalistes de leur temps.

Dans chaque cas particulier, il faut comparer la peinture de la vie, non pas simplement avec une autre peinture, mais avec la vie elle-même.

Pour ce qui concerne encore la popularité, il y a une façon de procéder des plus formalistes dont il faut bien se garder.

Une œuvre littéraire n’est pas d’emblée compréhensible simplement parce qu’elle est écrite de la façon dont furent écrites celles qui l’ont précédée.

Pour que ces dernières soient elles-mêmes compréhensibles, il avait fallu faire quelque chose. De même nous devons faire, nous, quelque chose pour rendre les œuvres nouvelles compréhensibles.

Il n’y a pas seulement l’ « être-populaire », il y a le « devenir-populaire ».

Si nous voulons une littérature vraiment populaire, vivante, militante, saisissant pleinement la réalité et saisie par elle, il nous faut marcher au même rythme impétueux que la réalité en mouvement.

Les grandes masses du peuple travailleur ont déjà réalisé leur percée.

Pour s’en convaincre, il n’est que de voir comment leur ennemi s’affaire et devient brutal.

1938

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À propos de popularité et réalisme

1. Se tourner vers le peuple

Une partie de la littérature en exil (enfuie, chassée, discriminée) s’adresse encore à la classe bourgeoise.

Elle dénonce la liquidation des idéaux humanistes, elle parle de barbarie pour la barbarie.

Elle laisse entendre à l’occasion que les mesures inhumaines sont liées à certains profits, voire à des intérêts de caste.

Mais elle n’admet pas que la liquidation des idéaux humanistes serve la perpétuation des rapports de propriété bourgeois.

En toute naïveté, elle cherche à convaincre la bourgeoisie qu’on pourrait préserver ces rapports de propriété sans ces mesures inhumaines, avec un peu plus de bonté, de liberté, d’humanité.

Le peuple trouverait de telles naïvetés, si elles venaient à pénétrer à l’intérieur, quelque peu comiques.

Il croirait assister à une discussion sur la question de savoir combien il faut d’oppression pour maintenir l’exploitation.

Que cela se fasse avec ou sans guerre.

Avec une guerre humaine ou une guerre inhumaine.

Et ainsi de suite. Là où le mot d’ordre « Pour l’humanisme ! » n’est toujours pas complété par le mot d’ordre « Contre les rapports de propriété bourgeois ! », le tournant de la littérature en direction du peuple ne s’est pas encore accompli.

2. Le moment

En définitive, pour soumettre une certaine entreprise à la critique, il faut tout de même bien rappeler quand elle a eu lieu.

Accrocher certains tableaux aux parois intérieures des navires peut être parfaitement stupide, si cela se fait au moment où le naufrage a déjà commencé, ce qui est le cas avec le déclenchement d’une guerre navale. Pour poursuivre la métaphore, c’est un fait que nous trouvons encore des artistes qui, au moment où l’on va sombrer, sont encore occupés à imaginer et exécuter des peintures.

3. S’adresser à tous

Inutile d’exiger que des œuvres d’art soient immédiatement compréhensibles de ceux à qui il est donné de les voir ; ce n’est pas la condition pour avoir une littérature populaire.

Le peuple peut s’emparer d’œuvres littéraires de bien des façons, par exemple en groupe, même en petits groupes, qui comprennent vite et répandent la compréhension autour d’eux ; ou bien en s’en tenant à un aspect des œuvres en question qu’il comprend immédiatement, et à partir duquel, par récurrence et recoupements, il s’explique par l’ensemble ce qu’au début il ne comprenait pas.

Écrire pour de petits groupes ne veut pas dire que l’on méprise le peuple.

Tout dépend de savoir si à leur tour ces groupes servent les intérêts du peuple, ou si au contraire ils travaillent contre eux, ce qui s’accomplit en vérité lorsque ces petits cercles ne savent utiliser ce qu’on leur sert que pour leur propre conservation et lorsqu’on vise le monopole (rendu possible par l’écrivain lui-même). Le flot doit, en quelque sorte, submerger les réservoirs d’accueil.

4. Populaire par le haut

Il n’est pas douteux que le terme de « populaire » charrie avec lui quelque chose de dédaigneux.

Le mot se prononce pour ainsi dire du haut vers le bas.

Il semble renfermer une exigence de simplification à l’extrême.

Il faut faire quelque chose pour le peuple, ce n’est pas de caviar qu’il a besoin !

Il faut quelque chose que le peuple comprenne ; le peuple, ça renâcle devant les concepts ; le peuple, c’est arriéré.

Il faut lui servir les choses toutes préparées, comme il en a l’habitude.

Il a du mal à apprendre, il n’est pas ouvert aux nouveautés. L’écrivain prolétarien danois Henry Jul Andersen a écrit un poème sur ces chaînes d’esclave que constituent les habitudes.

Nous n’avons que faire de cette notion de « populaire » énoncée de haut en bas.

Écrire populairement, ce n’est pas un problème de forme.

5. Les écrivains, porte-parole du peuple

Le peuple, qui use des écrivains, de certains, comme de porte-parole, exige qu’on l’écoute parler, mais non que l’on parle comme lui.

Il exige que l’on serve ses intérêts, tout l’énorme complexe de ses intérêts, des plus élémentaires et existentiels jusqu’aux plus sublimes.

La forme romanesque, il s’y intéresse autant et aussi peu qu’à la forme de l’État.

Il ne s’agit pas de conservatisme.

Continuer la tradition n’a rien pour lui d’une tâche sacrée, ça se fait parfois sur un mode tout à fait profane.

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Littérature populaire

Savoir si une œuvre littéraire est ou non populaire, ce n’est pas une question de forme.

Il ne s’agit nullement d’éviter, pour être compris du peuple, tout style ou tournure insolite, de n’adopter que des points de vue reçus.

Il n’est pas de l’intérêt du peuple que l’on concède à ses habitudes (en l’espèce, ses habitudes de lecture) un pouvoir dictatorial.

Le peuple comprend les formulations audacieuses, approuve les points de vue nouveaux, surmonte les difficultés de forme, quand ce sont ses intérêts qui parlent.

Il comprend Marx mieux que Hegel, et lorsqu’il a reçu une formation marxiste, il comprend aussi Hegel.

Rilke n’est pas populaire ; pour s’en assurer, point n’est besoin d’invoquer ses poèmes compliqués, à la forme torturée ; ceux de ses poèmes qui sont écrits dans le ton du chant populaire ne sont pas plus populaires que les autres.

À ce sujet, Lukács relève une strophe très démonstrative (« Et quand le deuil l’envahissait »).

Elle est formellement bien plus compréhensible que les strophes de Maïakovski.

Mais il n’y a rien là-dedans que le peuple puisse comprendre : c’est du formalisme, parce qu’il y est parlé d’horreurs bestiales sur un ton de commisération, que l’objet de la pitié est le criminel ; on y exprime un « deuil » d’une façon telle que tout le monde devrait pouvoir le partager, ce qui n’est pas le cas.

Formellement, sur le papier, par le simple choix d’une forme, d’un truc esthétique, on crée l’impression que cela pourrait être chanté, c’est-à-dire pensé et éprouvé par le peuple.

Si le peuple le pensait et l’éprouvait effectivement, il trahirait ses intérêts.

Dans les poèmes les plus « raffinés », les plus « sublimes » du même Rilke, on constatera la même hostilité au peuple, sous une autre forme : celle de la fuite hors de la banalité dans le snobisme.

Formellement, ça tient, mais pour ce qui est du contenu, il n’y a rien ; formellement, c’est neuf ; pour ce qui est du contenu, c’est vieux.

Ces poèmes « ne disent rien au peuple », que ce soit sous une forme compréhensible (pour une part) ou incompréhensible (pour l’autre).

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Hanns Eisler

Notes pour servir au thème de la « popularité »

Nous devrions y regarder à deux fois avant de risquer des formules telles que « Toutes les grandes œuvres ont été populaires ». Un bref survol montre qu’il est radicalement impossible de ne qualifier de grand que ce qui était populaire, autrement dit de présenter la formule comme valable pour tous les temps.

Pour que la popularité puisse être prise comme critère de la grandeur, il faut des conditions sociales bien déterminées.

Reproduire toutes chaudes les paroles qui sortent de la bouche du peuple, c’est tout autre chose que parler le langage du peuple.

Aux yeux du public bourgeois, beaucoup de réalisations artistiques traduisant le point de vue du prolétariat (dues à des artistes prolétariens ou conçues à l’usage exclusif du prolétariat) sentaient le scolaire, le dogme, la mise en tutelle.

Au tout début, les critiques bourgeois ont repoussé globalement tout ce qui était didactique.

Par la suite, s’avisant que le classicisme bourgeois avait été abondamment didactique et que la critique bourgeoise avait, il n’y a pas si longtemps, célébré des dramaturges comme Ibsen et George Bernard Shaw, précisément pour leur didactisme moral, ils s’en tirèrent en avouant que ce qui ne leur convenait pas, ce n’était pas le caractère doctrinaire, mais la doctrine.

Ils trouvaient la leçon naïve. Mais, bien entendu, ils trouvaient en même temps naïves les prétentions au pouvoir du prolétariat.

Certaines simplifications dont on a usé dans la nouvelle dramaturgie pour représenter la vie intérieure des individus lui ont valu d’être traitée de « primaire ».

Les critiques bourgeois s’en désintéressaient, dès lors qu’on y procédait à des simplifications en matière de vie intérieure, puisque pour eux l’essentiel était celle-ci.

La destinée des personnages leur paraissait résulter exclusivement des mouvements de leur âme, ou du moins n’être lisible qu’à travers eux.

C’est justement ce point de vue que la nouvelle dramaturgie trouvait primaire.

Elle ne cessait de souligner à quelles simplifications l’ancienne dramaturgie avait donné lieu dans la représentation des processus sociaux.

Quant à la classe opprimée, elle ne voyait rien dans les œuvres nouvelles qui fût à proprement parler didactique ou scolaire ; elles lui servaient simplement à se comprendre elle-même.

Cette compréhension de soi-même était un processus générateur de plaisir. C’était du plaisir que de se sentir maîtriser une matière ; de se sentir progresser. Les artistes, de leur côté, n’avaient pas l’impression d’endoctriner les masses, même pas lorsqu’ils les informaient.

Des cinq artistes les plus connus parmi ceux ayant pris le parti de ce peuple dont on avait abusé dans la guerre mondiale et que la République n’avait pas dédommagé, celui qui me semble offrir l’exemple le plus heureux de popularité, c’est le musicien.

L’écrivain du lot19 n’avait poussé que dans le dernier tiers des quatorze années de la République son art d’opposition assez loin pour venir se mesurer sur le champ de bataille.

e dessinateur20 avait beaucoup de mal à faire pénétrer dans les foules ses représentations du visage des classes dominantes, comme le photographe21 ses montages de documents accusateurs. Et le directeur de théâtre22 avait souvent quelque peine à franchir le mur des spectateurs aisés capables de payer leur place à ses représentations coûteuses pour atteindre le public des places à bon marché.

Lui aussi avait à refondre tout l’art dramatique, entreprise telle qu’il n’a pu mener à bien que quelques grandioses ébauches, dont il n’était pas satisfait lui-même, lorsque la spéculation sur les loyers, nerf de son métier, le forçait à les montrer quel que fût leur degré d’achèvement.

De tous, c’est le musicien qui rencontra dans son art la moins grande résistance ; et il eut des masses populaires pour exécutants.

L’époque était de transition, les œuvres des artistes traduisaient aussi bien un déclin et une fin qu’un essor et un commencement.

Elles portaient les signes distinctifs de la dissolution, elles dissolvaient l’état de choses existant, et en même temps elles portaient ceux de la construction, elles aidaient effectivement à construire.

L’art des classes dominantes était fini, au bon sens (produit fini) comme au mauvais sens (épuisé) du terme, et celui des opprimés ne l’était pas, également au bon comme au mauvais sens du terme.

Les cinq que j’ai en vu, et quelques autres qui devinrent moins célèbres, soit parce qu’ils étaient moins forts, soit parce qu’ils ont eu moins de chance, étaient tous en possession d’une technique hautement développée, et la ligne d’évolution des arts menait dans leur direction sans solution de continuité ; même celui d’entre eux dont l’art était le plus jeune, l’affichiste, poursuivit dans son domaine la tradition.

Et cependant leurs travaux semblent prouver par leur effet que le peuple torturé, libéré pour un temps de quelques-unes de ses nombreuses chaînes, reprend son souffle et part en guerre.

Le musicien, Hanns Eisler, était l’élève d’un maître qui avait mathématisé la musique à un point tel que ses travaux n’étaient plus accessibles qu’à quelques spécialistes.

Mais le disciple se tourna vers les larges masses.

Alors que seule une poignée de virtuoses était capable de jouer les pièces de Schönberg, des millions reproduisaient celles d’Eisler.

Le maître travaillait dans une petite chambre qui avait l’air d’un laboratoire secret, et regrettait sincèrement l’écroulement de la monarchie austro-hongroise.

Le disciple travaillait avec les foules, dans des lieux de rassemblement, sur des stades, dans de grands théâtres, et combattait déjà la République [de Weimar].

Des œuvres du maître toute espèce de politique était absente, on y aurait même cherché en vain une allusion aux mérites de la monarchie ; dans celles du disciple ne manquait aucune de ses idées politiques.

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Petite mise au point

Au cours du débat sur l’expressionnisme dans Das Wort, il s’est passé quelque chose, dans l’ardeur de la polémique, qui nécessite une petite mise au point.

Mon ami Hanns Eisler, qui ne passe pas en général pour un pâle esthète, s’est fait, comme on dirait, passer un savon par Lukács, parce que lors de l’exécution testamentaire de « l’héritage » il n’aurait pas manifesté l’émotion et la piété filiales de rigueur.

Il a farfouillé dedans pour faire son tri, il s’est refusé à hériter de tout.

Au fait, c’est peut-être qu’en exil il n’est pas en état de trimballer tout avec lui.

Mais qu’on me permette au sujet de cette affaire quelques lignes sur la forme et la manière. On a parlé « des » Eisler, qui auraient ou n’auraient pas fait ceci ou cela.

À mon avis les Lukács devraient cesser absolument d’employer ces pluriels, aussi longtemps que parmi les musiciens il n’existera qu’un Eisler.

Les millions de travailleurs de race blanche, noire ou jaune qui ont hérité des chansons de masse d’Eisler seront certainement d’accord.

Mais aussi nombre de spécialistes de la musique, qui apprécient les travaux d’Eisler, dans lesquels, me dit-on, il continue magnifiquement l’héritage de la musique allemande, seraient très troublés si l’émigration allemande, à l’inverse des sept villes grecques qui se disputaient l’honneur d’avoir engendré un Homère, cédait à la vantardise d’avoir à elle seule sept Eisler.

Notes

1. La transformation, créée en 1919 à Charlottenburg, par Die Tribüne, dans une mise en scène de Karlheinz Martin.

2. L’expression (ironique) de Brecht reprend littéralement, en allemand, le titre de l’essai de Lukács Le Réalisme en question.

3. En français dans le texte.

4. Brecht écrit, par erreur, semble-t-il : de Schrödinger.

5. En anglais dans le texte.

6. Grand’peur et misère du IIIe Reich.

7. Sans doute s’agit-il du Roman des Tui, resté inachevé.

8. Il s’agit de Reinhard Goering, connu pour sa pièce sur la révolte des marins lors de la bataille du Skagerrak intitulée Combat naval.

9. Terme affreux et précieux pour dire « riche en conflits », qui sent trop l’ « intrigue ».

10. Le Musée Grévin de Londres.

11. Personnage de Dostoïevski.

12. Cf. Hippolyte Taine, « Balzac », I, 1 et I, 2 in Nouveaux essais de critique et d’histoire, 2e éd., Hachette, Paris, 1866.

13. Écrivain et critique soviétique, lié aux futuristes et formalistes, ami de Brecht, chez qui celui-ci a trouvé des éléments de la théorie de la « distanciation ». Cf. dans Poèmes 5, L’Arche, Paris, 1967 : « Conseil à Tretiakov : qu’il guérisse », traduction de Gilbert Badia et Claude Duchet, p. 100, et « Le peuple est-il infaillible ? », traduction de Jean-Paul Barbe, p. 150. Ce dernier poème fut écrit par Brecht alors qu’il venait d’apprendre la mort de Tretiakov.

14. Composante de l’idéologie fasciste.

15. Peuple au sens de « communauté nationale », en fait : « raciale ».

16. La revue Das Wort est redevable en particulier à Georg Lukács de quelques essais remarquables qui éclairent la notion de réalisme, bien qu’en la définissant de façon trop étroite selon l’avis Bertolt Brecht.

17. Art d’agitation et de propagande, en partie amateur.

18. Pièce de Gerhart Hauptmann.

19. Brecht lui-même.

20. George Grosz.

21. John Heartfield, pseudonyme de Hellmut Herzfelde.

22. (la note manque)