Textes politiques de Bertolt Brecht

Le communisme est-il une exclusivité ?

Ordre mauvais

Sur les scandales judiciaires

Pour la défense de la culture, contre la barbarie

Si l’humanité est détruite, l’art cesse d’exister

Le fascisme est une forme du capitalisme

Sur la liberté en Union soviétique

Sur les procès de Moscou

Pour la paix et la compréhension entre les peuples

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Le communisme est-il une exclusivité ?*

De nombreux critiques de La Mère, à la vérité presque tous, nous ont dit que cette pièce était l’affaire des seuls communistes.

De cette affaire, ils parlaient comme d’une affaire d’éleveurs de lapins ou de joueurs d’échecs, et qui par conséquent concernerait peu de gens et se soustrairait à l’appréciation de ceux qui ne sont pas experts en matière de lapins ou d’échecs.

Or, s’il n’est pas vrai que le monde entier considère le communisme comme son affaire personnelle, l’affaire du communisme n’en est pas moins le monde entier.

Le communisme n’est pas une manière de jouer parmi d’autres.

Ayant pour objectif l’abolition de la propriété privée des moyens de production, il s’oppose à toutes les tendances qui, au-delà de tout ce qui les différencie, s’accordent à vouloir conserver la propriété privée, comme à une seule tendance.

Il prétend être le prolongement unique et direct de la grande philosophie occidentale, et dans cette mesure transformer radicalement la fonction de cette philosophie – de même qu’étant l’unique prolongement pratique de l’évolution (capitaliste) occidentale, il transforme radicalement la fonction de cette économie évoluée.

Nous pouvons et devons indiquer que ce que nous disons n’a pas une valeur limitée et subjective, mais objective et générale.

Nous ne parlons pas en notre nom, au nom d’une toute petite partie de l’humanité, mais au nom de l’humanité tout entière, étant d’elle la partie qui représente non pas ses intérêts particuliers mais ceux de l’humanité tout entière.

Nul n’a le droit, sous prétexte que nous luttons, de nier notre objectivité. Si, de nos jours, quelqu’un tente de passer pour objectif en donnant l’impression d’être à l’écart de la lutte, il suffira d’y regarder d’un peu plus près pour le prendre en flagrant délit de subjectivisme incurable : ce sont les intérêts d’une fraction infime de l’humanité qu’il défend ; il trahit objectivement les intérêts de l’humanité tout entière en défendant les rapports de propriété et de production capitalistes.

Le bourgeois de gauche, avec son scepticisme pseudo-objectif, ne reconnaît pas ou ne veut pas qu’on reconnaisse qu’en ce grand combat il est lui aussi engagé, dans la mesure où il refuse d’appeler combat cette violence qu’exerce en permanence une minorité, mais que la consécration des siècles empêche de percevoir consciemment comme un combat.

Il est nécessaire de déposséder cette classe possédante, cette clique dégénérée, répugnante, objectivement et subjectivement inhumaine, de tous les « biens de nature idéelle », sans se soucier de ce qu’en veut faire une humanité exploitée, mise hors d’état de produire, luttant pour ne pas sombrer dans l’avilissement.

Avant tout, il importe de s’opposer à la prétention qu’ont ces gens de faire partie de l’humanité. Quelle que soit la signification de mots tels que « liberté », « équité », « humanité », « instruction », « productivité », « audace », « régularité » – nous nous interdirons de les employer jusqu’à ce qu’ils aient été purifiés de tout ce dont, en s’en servant, la société bourgeoise les a maculés.

Nos adversaires sont ceux de l’humanité.

Ils n’ont pas « raison » de leur point de vue : c’est leur point de vue qui est leur tort.

Sans doute ne peuvent-ils être autrement qu’ils ne sont.

Mais ils peuvent ne pas être.

Il est compréhensible qu’ils se défendent, mais ils défendent le vol et les privilèges, et on peut les comprendre, non leur pardonner.

Celui qui est un loup pour l’homme n’est pas un homme, mais un loup.

Être bon, en ce temps où des masses gigantesques ne peuvent assurer leur légitime défense qu’en s’emparant de haute lutte des postes de commandement, c’est anéantir ceux qui rendent impossible la bonté.

1932

Note

* Bertolt Brecht, « Le communisme est-il une exclusivité », dans Écrits sur la politique et la société, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 65-67.


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Ordre mauvais*

Que veut-on dire quand on se plaint du comportement des gens dans nos villes telles qu’elles sont ?

Lorsque dans un pays on peut tirer de la bassesse, des vices, de l’ignorance et d’un comportement asocial plus de profit que d’un comportement meilleur, c’est que l’ordre y est mauvais.

Lorsque dans un pays les négociants créent la famine pour la rançonner, que les fonctionnaires méprisent la légalité, que les juges appliquent les lois pour trahir le droit, que des journalistes payés à la ligne détruisent des existences pour produire de la copie, que les politiciens trahissent leurs électeurs, que les ingénieurs se laissent acheter pour ne pas divulguer leurs découvertes, que les médecins, alors qu’il existe de bons remèdes, en prescrivent de mauvais, que chacun s’efforce de prendre à l’autre son emploi, même s’il est mal payé, il est tentant de parler de négociants stupides, de fonctionnaires enclins à l’arbitraire, de juges cruels, de journalistes sans aveu, de politiciens sans conscience, d’ingénieurs et de médecins sans caractère et d’un monde sans charité. Au demeurant, il se peut que tous ces défauts soient réels, j’admets qu’il soit licite, voire indispensable de les dénoncer.

Pourtant, il peut être dangereux de ne parler que d’eux, comme si seules les terribles et incurables passions des hommes avaient mis le pays dans cet état pitoyable.

Note

* Bertolt Brecht, « Ordre mauvais », dans Écrits sur la politique et la société, Éd. L’Arche, Paris, 1970, p. 69.


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Sur les scandales judiciaires*

La bourgeoisie est mécontente de sa justice. Seuls en prennent la défense les rares citoyens qui se bornent à lui reprocher de ne pas fourrer en prison les deux tiers de la population.

À la veille d’une révolution, les scandales judiciaires se multiplient, parce que les tribunaux, pour affermir leur autorité chancelante, exagèrent leurs injustices.

Or le peuple ne tolère qu’une certaine dose d’injustice.

Le souci de la bourgeoisie est d’éliminer les injustices criantes pour préserver l’injustice permanente, séculaire et par conséquent familière.

Le juge fut déclaré inamovible alors qu’on craignait que le gouvernement ou le peuple pussent être tentés de le révoquer s’il était juste.

Pourquoi veut-on que cinquante personnes soient capables de veiller à la justice mieux que cinquante millions ?

C’est un bon principe de ne pas vouloir mêler les juges à la politique.

On y parvient en disjoignant les crimes liés à la politique.

Seul, un juge inamovible peut être influencé par les préjugés politiques.

Car un juge amovible est forcé de s’en tenir à la pure justice établie, sous peine d’être emporté par la constante inconstance de la politique.

Si le gouvernement est l’organe exécutif de l’opinion publique et qu’il révoque un juge parce qu’il a jugé équitablement, c’est là une affaire publique, et si la chose est vérifiable, la justice est alors une chose dont on doit parler publiquement.

Elle ne peut qu’y gagner.

Si le juge agit contrairement aux principes de la justice établie, il faut quand même qu’on puisse le révoquer.

S’il peut rendre au contraire des jugements iniques en s’appuyant sur cette justice établie, alors c’est elle qu’il faut changer – et c’est extrêmement nécessaire.

Les scandales judiciaires sont, d’un point de vue révolutionnaire, indifférents, voire nuisibles, dans la mesure où ils détournent l’attention du scandale généralisé, monstrueux et consacré, qu’est aujourd’hui la justice établie.

Car c’est une erreur monstrueuse de croire que la Justice d’aujourd’hui est une chose saine, un organisme en bon état, affecté passagèrement par quelques malaises qu’il s’agit de guérir pour préserver ce précieux organisme.

Ces malaises sont ceux d’un criminel condamné à mort, et les guérir serait le sauver d’une mort méritée.

Les juges en Allemagne commettent infiniment plus d’iniquités en appliquant les lois qu’en les transgressant.

Note

* Bertolt Brecht, « Sur les scandales judiciaires », dans Écrits sur la politique et la société, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 37-38.


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Pour la défense de la culture, contre la barbarie*

Précision indispensable à toute lutte contre la barbarie

Camarades, sans prétendre apporter beaucoup de nouveauté, j’aimerais dire quelque chose sur la lutte contre ces forces qui s’apprêtent, aujourd’hui, à étouffer la culture dans le sang et l’ordure, ou plutôt les restes de culture qu’a laissé subsister un siècle d’exploitation.

Je voudrais attirer votre attention sur un seul point, sur lequel la clarté devrait, à mon avis, être faite, si vraiment l’on veut mener contre ces puissances une lutte efficace, et surtout si l’on veut la mener jusqu’à sa conclusion finale.

Les écrivains qui éprouvent les horreurs du fascisme, dans leur chair ou dans celle des autres, et en demeurent épouvantés, ne sont pas pour autant, avec cette expérience vécue ou cette épouvante, en état de combattre ces horreurs.

Beaucoup peuvent croire qu’il suffit de les décrire, surtout lorsqu’un grand talent littéraire et une sincère indignation rendent la description prenante.

De fait, ces descriptions sont d’une grande importance.

Voilà qu’on commet des horreurs.

Cela ne doit pas être.

Voilà qu’on bat des êtres humains.

Il ne faut pas que cela soit.

À quoi bon de longs commentaires ?

Les gens bondiront, et ils arrêteront le bras des bourreaux.

Camarades, il faut des commentaires.

Les gens bondiront, peut-être, c’est relativement facile.

Mais pour ce qui est d’arrêter le bras des bourreaux, c’est déjà plus difficile. L’indignation existe, l’adversaire est désigné.

Mais comment le vaincre ?

L’écrivain peut dire : ma tâche est de dénoncer l’injustice, et il abandonne au lecteur le soin d’en finir avec elle.

Mais alors, l’écrivain va faire une expérience singulière.

Il va s’apercevoir que la colère comme la pitié sont des phénomènes de masse, des sentiments qui quittent les foules comme ils y sont entrés.

Et le pire est qu’ils les quittent d’autant plus qu’ils deviennent plus nécessaires.

Des camarades me disaient : la première fois que nous avons annoncé que des amis étaient massacrés, il y a eu un cri d’horreur, et l’aide est venue, en quantité.

Puis on en a massacré cent. Et lorsqu’on en eut tué mille et que le massacre ne sembla plus devoir finir, le silence recouvrit tout, et l’aide se fit rare.

C’est ainsi : « Lorsque les crimes s’accumulent, ils passent inaperçus. Lorsque les souffrances deviennent intolérables, on n’entend plus les cris. Un homme est frappé à mort, et celui qui assiste est frappé d’impuissance.

Rien là que de normal.

Lorsque les forfaits s’abattent comme la pluie, il n’y a plus personne pour crier qu’on les arrête. »

Voilà ce qu’il en est.

Comment y parer ? N’y a-t-il donc aucun moyen d’empêcher les hommes de se détourner de l’horreur ? Pourquoi s’en détournent-ils ?

Parce qu’ils ne voient pas la possibilité d’intervenir.

S’il n’a pas la possibilité de les aider, l’homme ne s’attarde pas sur la douleur des autres. On peut retenir le coup lorsqu’on sait où, quand, pour quelle raison, dans quel but il est donné.

Et lorsqu’on peut arrêter le coup, lorsqu’il subsiste pour cela une possibilité, fût-ce la plus mince, alors on peut avoir pitié de la victime.

On le peut aussi dans le cas contraire, mais pas longtemps, en tout cas pas au-delà du moment où les coups commencent à s’abattre sur la victime comme la grêle.

Alors, pourquoi les coups tombent-ils ? Pourquoi la culture, ou ces restes de culture qu’on nous a laissés, pourquoi est-ce jeté par-dessus bord comme un poids mort et encombrant ?

Pourquoi la vie de millions d’hommes, de la grande majorité des hommes, est-elle à ce point appauvrie, dénudée, à moitié ou complètement détruite ?

Il y en a parmi nous qui ont une réponse.

Ils disent : c’est la sauvagerie.

Ils croient assister chez une part, et une part de plus en plus grande, de l’humanité, à un déchaînement effrayant, un déchaînement soudain, sans cause décelable, et qui disparaîtra peut-être, du moins ils l’espèrent, aussi vite qu’il est survenu ; à l’irrésistible remontée au grand jour d’une barbarie longtemps réprimée ou en sommeil, et de nature instinctuelle.

Ceux qui répondent de la sorte sentent évidemment eux-mêmes qu’une telle réponse ne porte pas très loin.

Et ils sentent également eux-mêmes qu’il n’est pas juste d’attribuer à la sauvagerie l’apparence d’une force naturelle, d’une invincible puissance infernale.

Aussi disent-ils qu’on a négligé l’éducation du genre humain.

Il y a un devoir dans ce domaine auquel on a manqué, ou bien c’est le temps qui a manqué. Il faut rattraper cela, réparer cette négligence, et mobiliser contre la barbarie – la bonté.

Il faut faire appel aux grands mots, conjurer les grandes et impérissables idées qui nous ont déjà sauvés une fois : liberté, dignité, justice, dont l’histoire passée est là pour garantir l’efficacité.

Et les voilà tout à leurs grandes incantations.

Que se passe-t-il alors ? Lui fait-on reproche d’être sauvage, le fascisme répond par un éloge fanatique de la sauvagerie.

Accusé d’être fanatique, il répond par l’apologie du fanatisme.

Le convainc-t-on de violation, de destruction de la raison, il franchit le pas allègrement, et il condamne la raison.

C’est que le fascisme trouve, lui aussi, qu’on a négligé l’éducation des masses. Il attend beaucoup de la suggestion des esprits et de l’endurcissement des cœurs.

À la barbarie de ses chambres de torture, il ajoute celle de ses écoles, de ses journaux, de ses théâtres.

Il éduque l’ensemble de la nation, il ne fait même que cela du matin au soir. Il n’a pas grand-chose d’autre à distribuer aux masses : d’où un gros travail d’éducation.

Comme il ne donne pas aux gens de quoi manger, il leur apprend comment se discipliner.

Il n’arrive pas à mettre de l’ordre dans son système de production, il lui faut pour cela des guerres, il développera donc l’éducation et le courage physiques.

Il lui faut sacrifier des victimes, il développera donc le sens du sacrifice.

Cela aussi, c’est exiger beaucoup des hommes, cela aussi, ce sont bel et bien des idéaux, parfois même des exigences très hautes, des idéaux élevés.

Seulement, nous savons à quoi servent ces idéaux, qui est ici l’éducateur, et au service de qui cette éducation est mise : sûrement pas au service des éduqués.

Qu’en est-il de nos idéaux à nous ?

Même ceux d’entre nous qui aperçoivent dans la barbarie la racine du mal ne parlent, on l’a vu, que d’éduquer, d’influencer les esprits – sans rien influencer d’autre.

Ils parlent d’apprendre aux gens la bonté. Mais on n’arrivera pas à la bonté par l’exigence de bonté, de bonté sous n’importe quelles conditions, même les pires ; pas plus que la barbarie ne résulte de la barbarie.

Pour ma part, je ne crois pas à la barbarie pour la barbarie. Il faut défendre l’humanité quand on prétend qu’elle serait barbare même si la barbarie n’était pas une bonne affaire.

Mon ami Feutchwanger parodie avec esprit les Nazis lorsqu’il dit : la bassesse générale prime l’intérêt particulier1 ; mais il n’a pas raison. La barbarie ne provient pas de la barbarie, mais des affaires ; elle apparaît lorsque les gens d’affaires ne peuvent plus faire d’affaires sans elle.

Dans le petit pays d’où je viens2, le régime est moins terrible que dans bien d’autres. Et pourtant, chaque semaine, on y détruit cinq mille têtes du meilleur bétail. C’est un malheur, mais ce n’est pas le déchaînement subit d’instincts sanguinaires.

S’il en était ainsi, ce serait moins grave. La cause commune à la destruction du bétail et à la destruction des biens culturels, ce ne sont pas des instincts barbares. Dans un cas comme dans l’autre, on détruit une partie de ces biens qui ont coûté beaucoup de peines, parce qu’elle est devenue une gêne et une charge.

Quand on sait que les cinq continents souffrent de la faim, ces mesures sont à n’en pas douter des crimes, mais ils n’ont rien, absolument rien d’actes gratuits commis par malignité pure.

Dans le régime social en vigueur actuellement dans la plupart des pays du globe, les crimes en tous genres sont largement récompensés et les vertus coûtent très cher. « L’homme bon est sans défense et l’homme sans défense se fait matraquer : mais avec de la bassesse on obtient tout.

La bassesse s’installe pour dix mille ans.

La bonté, elle, a besoin de gardes du corps, et elle n’en trouve pas. »

Gardons-nous d’exiger des hommes la bonté, sans autre précision !

Puissions-nous, nous aussi, ne rien demander d’impossible !

Ne nous exposons pas, nous aussi, au reproche d’exhorter l’homme à des performances surhumaines, comme de supporter un régime effroyable grâce à de hautes vertus, un régime dont on dit qu’il pourrait sans doute être changé, mais non pas qu’il doit l’être ! Ne défendons pas que la culture !

Ayons pitié de la culture, mais ayons d’abord pitié des hommes !

La culture sera sauvée quand les hommes seront sauvés.

Ne nous laissons pas entraîner à dire que les hommes sont faits pour la culture et non la culture pour les hommes ! Cela rappellerait trop la pratique des foires où les hommes sont là pour les bêtes de boucherie, et non l’inverse !

Camarades, réfléchissons aux racines du mal !

Voici qu’une grande doctrine, qui s’empare de masses de plus en plus grandes sur notre planète (laquelle est encore très jeune), dit que la racine de tous nos maux est dans les rapports de propriété.

Cette doctrine, simple comme toutes les grandes doctrines, s’est emparée des masses qui ont le plus à souffrir des rapports de propriété existants et des méthodes barbares par lesquelles ils sont défendus.

Elle devient réalité dans un pays qui couvre le sixième du globe, où les opprimés et les non-propriétaires ont pris le pouvoir.

Là-bas on ne détruit pas les denrées alimentaires, on ne détruit pas les biens culturels.

Beaucoup d’entre nous, écrivains, qui apprenons et réprouvons les horreurs du fascisme, n’ont pas encore compris cette doctrine et n’ont pas décelé les racines de la barbarie.

Ils courent toujours, comme avant, le danger de considérer les cruautés du fascisme comme des cruautés gratuites.

Ils demeurent attachés aux rapports de propriété parce qu’ils croient que les cruautés du fascisme ne sont pas nécessaires pour les défendre.

Mais ces cruautés sont nécessaires à la préservation des rapports de propriété existants.

En cela les fascistes ne mentent pas, ils disent la vérité.

Ceux d’entre nos amis que les cruautés du fascisme indignent autant que nous, mais qui tiennent aux rapports de propriété existants, ou que la question de leur maintien ou de leur renversement laisse indifférents, ne peuvent mener le combat contre une barbarie qui submerge tout avec suffisamment d’énergie et de persévérance, parce qu’ils ne peuvent nommer, et aider à instaurer, les rapports sociaux qui devraient rendre la barbarie superflue.

Par contre, ceux qui, à la recherche des sources de nos maux, sont tombés sur les rapports de propriété, ont plongé toujours plus bas, à travers un enfer d’atrocités de plus en plus profondément enracinées, pour en arriver au point d’ancrage qui a permis à une petite minorité d’hommes d’assurer son impitoyable domination.

Ce point d’ancrage, c’est la propriété individuelle, qui sert à exploiter d’autres hommes, et que l’on défend du bec et des dents, en sacrifiant une culture qui ne se prête plus à cette défense ou refuse désormais de s’y prêter, en sacrifiant les lois de toute société humaine, pour lesquelles l’humanité a combattu si longtemps et avec l’énergie du désespoir.

Camarades, parlons des rapports de propriété !

Voilà ce que je voulais dire au sujet de la lutte contre la barbarie montante, afin que cela fût dit ici aussi, ou que moi aussi je l’aie dit.

Juin 1935

Notes

* Bertolt Brecht, « Précision indispensable à toute lutte contre la barbarie », Discours au Premier Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, juin 1935, dans Sur le réalisme, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 31-37.

1. Calembour. Le slogan démagogique des nazis qui est ainsi parodié (« Gemeinnutz geht vor Eigennutz ») signifie : « L’intérêt général prime l’intérêt particulier ».

2. Le Danemark.


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Si l’humanité est détruite, l’art cesse d’exister*

Je comprends votre question. Vous me voyez là, assis, à regarder par la fenêtre le Sund, qui n’a rien de guerrier. Qu’est-ce donc qui me pousse à m’occuper de la lutte du peuple espagnol contre ses généraux ?

Mais demandez-vous pourquoi je suis là ? Comment pourrais-je éliminer de mes écrits ce qui a tant influencé ma vie, et aussi mes écrits ?

Car enfin, si je suis là, c’est comme proscrit, et avant toute chose on m’a pris mes lecteurs et mes spectateurs, dans la langue desquels j’écris ; et ce ne sont pas là seulement des hommes que j’ai ravitaillés en œuvres littéraires, ce sont des hommes auxquels je m’intéresse du plus profond de moi-même. Je ne peux écrire que pour des hommes qui m’intéressent ; il en va pour cela des œuvres littéraires comme de la correspondance.

Or ces hommes endurent présentement des souffrances indicibles.

Comment pourrais-je m’en abstraire dans mes écrits ?

Pour peu que je porte mes regards au-delà de l’endroit où cesse ce détroit du Sund, je ne vois que des hommes endurant ces souffrances.

Or, si l’humanité est détruite, l’art cesse d’exister.

Comment l’art pourrait-il émouvoir les hommes s’il ne se laisse plus lui-même émouvoir par leurs destinées ? L’art, ce n’est pas assembler des mots qui sonnent bien.

Si moi-même je m’endurcis contre les souffrances des hommes, comment espérer que mes écrits vont leur dilater le cœur ?

Et si je ne m’efforce pas de trouver une issue à leurs souffrances, comment trouveraient-ils l’issue qui mène à mes livres ?

La petite pièce en question traite de la lutte d’une femme de pêcheur andalouse contre les généraux franquistes1. J’essaie de montrer comme il lui est difficile de se résoudre à cette lutte, comment elle ne recourt au fusil qu’au plus profond de la détresse.

C’est un appel aux opprimés, pour qu’ils se soulèvent contre leurs oppresseurs au nom de l’humanité.

Car, par les temps qui courent, l’humanité doit se faire guerrière, si elle ne veut pas être exterminée.

En même temps, c’est une lettre adressée à la femme de pêcheur, pour l’assurer que tous ceux qui parlent la langue allemande ne sont pas pour les généraux et l’envoi des tanks et des bombes dans son pays.

Et cette lettre, je l’écris au nom d’un grand nombre d’Allemands, à l’intérieur et à l’extérieur des frontières allemandes, et même, j’en suis certain, du plus grand nombre.

Février 1938

Notes

*Bertolt Brecht, « Art ou politique », dans Sur le réalisme, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 41-43.

1. Les Fusils de la mère Carrar.


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Le fascisme est une forme du capitalisme*

Que le capitalisme veuille maintenir sa puissance économique en mobilisant derrière lui les couches moyennes, ou que les couches moyennes, dans le cadre du national-socialisme, aient érigé leur État sur une base capitaliste, en se glissant pour ainsi dire entre les deux classes économiquement antagonistes, à la faveur de la question paysanne insoluble à l’intérieur du système (les deux hypothèses ne sont pas contradictoires), dans les deux cas, de toute façon, on ne pourra combattre le national-socialisme qu’en combattant le capitalisme.

Il n’y a donc pas d’autre allié dans cette lutte que la classe ouvrière.

Il est exclu de combattre le national-socialisme en prétendant conserver le capitalisme, car on aboutirait à renvoyer ce dernier sur une position de faiblesse, précédemment abandonnée parce qu’elle était devenue intenable.

Le capitalisme ne peut plus essayer de se maintenir contre sa crise, désormais stabilisée, sous la forme d’un libéralisme craintif, cédant à toutes les « pressions » de son prolétariat, mais uniquement sous sa forme la plus pure, en recourant aux pires brutalités.

Dans un bref délai, la bourgeoisie entière aura compris que le fascisme est le meilleur type d’État capitaliste à l’époque présente, comme le libéralisme était le meilleur type d’État capitaliste à l’époque antérieure.

On ne peut combattre le fascisme qu’en renonçant à la propriété privée des moyens de production et à tout ce qui en découle, et en rejoignant la classe qui combat le plus violemment cette propriété privée.

Note

*Brecht, Bertolt, Extrait de « Plate-forme pour les intellectuels de gauche » dans Écrits sur la politique et la société, Éd. L’Arche, Paris, 1970, p. 184.


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Sur la liberté en Union soviétique*

Beaucoup d’intellectuels combattent l’Union soviétique au nom de la liberté.

On dénonce la prétendue servitude où vivraient là-bas aussi bien l’individu que la masse des ouvriers et des paysans.

Cette servitude serait le fait d’un certain nombre d’hommes puissants et violents dirigés par un seul homme, Joseph Staline.

Ce mot d’ordre n’est pas lancé, ce tableau de la situation n’est pas brossé seulement par les fascistes, les démocrates bourgeois et les sociaux-démocrates, mais aussi par des théoriciens marxistes qui luttent honnêtement contre les fascistes, les démocrates bourgeois et les sociaux-démocrates.

Ces théoriciens expriment ce que pensent et ressentent de nombreux intellectuels.

Si leurs adversaires, les fascistes, les démocrates bourgeois et les sociaux-démocrates les traitaient en alliés, ils se récrieraient : ils ne luttent pas contre l’Union soviétique, ils sont seulement opposés à « l’état où elle se trouve présentement », à un certain nombre d’hommes puissants là-bas, à un individu : Joseph Staline.

Mais si l’Union soviétique était impliquée dans une guerre, ce distinguo les mettrait en difficulté, car ils ne pourraient prendre sa défense que conditionnellement, que si elle se séparait de Staline, et ils ne pourraient approuver une victoire acquise sous Staline, où ils verraient par conséquent une victoire de Staline.

Et ils ne peuvent nier que leur argumentation « contre Staline seulement » facilite les préparatifs de guerre contre l’Union soviétique.

Si leur argumentation facilite la préparation de cette guerre, c’est principalement parce qu’elle permet aux adversaires de l’Union soviétique de dire : ce que vous voulez, vous, les socialistes, a été réalisé en Russie. Vous avez réclamé la liberté, vous avez dit ce qu’il fallait faire pour que la liberté fût.

Cela fut fait et vous reconnaissez vous-mêmes que la liberté n’est pas.

Là où a été fait ce que vous proposez, il n’y a pas de liberté.

Vous avez bouleversé toute l’économie, changé les rapports de propriété.

Vous avez toujours prêché qu’il n’y a de liberté qu’une fois l’économie bouleversée, la propriété privée abolie ; cela a été fait, et il n’y a pas de liberté.

À cela les antistaliniens ne répondent pas directement, mais en se retournant furieux contre les « staliniens » (car pour eux, tous ceux qui sont aujourd’hui pour l’Union soviétique sont des staliniens, c’est-à-dire des gens stipendiés ou opprimés par Joseph Staline) et disent : « Vous voyez bien. »

Inachevé

Note

* Bertolt Brecht, « La liberté en URSS », dans Écrits sur la politique et la société, Éd. L’Arche, Paris, 1970, p. 85.


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Sur les procès de Moscou*

Voici mon opinion au sujet de ces procès. Dans mon isolement de Svendborg, je n’en fais part qu’à vous seul, et je vous serais obligé de me dire si une argumentation de cette sorte vous parait, la situation étant ce qu’elle est, politiquement juste ou non.

Pour ce qui est des procès, il serait parfaitement déplacé d’adopter pour en parler une attitude hostile au gouvernement de l’Union, qui les organise, ne fût-ce que parce qu’une telle attitude aurait tôt fait de se muer, automatiquement et nécessairement, en une attitude d’hostilité au prolétariat russe menacé de guerre par le fascisme mondial et au socialisme qu’il est en train d’édifier.

Même des adversaires acharnés de l’Union soviétique et de son gouvernement estiment que ces procès ont prouvé sans ambiguïté l’existence de conspirations actives contre le régime et que les conspirateurs avaient non seulement perpétré des actes de sabotage à l’intérieur, mais aussi engagé des pourparlers avec des diplomates fascistes sur l’attitude de leurs gouvernements au cas d’un changement de régime en Union soviétique.

Leur politique avait pour fondement le défaitisme et pour objectif sa propagation.

Tous les accusés, pour autant qu’ils argumentent en termes de politique, reconnaissent avoir douté de la possibilité d’édifier le socialisme dans un seul pays, avoir été convaincu de la longévité du fascisme dans les autres pays, avoir cru à la théorie de l’impossibilité d’un développement économique des zones périphériques sous-développées sans passer par la phase capitaliste.

L’aspect psychologique du procès est devenu entre-temps de plus en plus une affaire politique.

Les intellectuels sympathisants sont sincèrement effrayés par les aveux.

Ils ne croient pas possible que des accusés connus comme des héros de la révolution avouent des délits tels que le sabotage économique, l’espionnage (stipendié par surcroît) et l’assassinat (et qui plus est, celui de Gorki), sans quelque pression inhumaine de la part des magistrats instructeurs.

D’autant plus qu’on ne sait pas grand-chose du passé révolutionnaire de ceux-ci.

Mais l’existence de telles pressions est aussi peu prouvée que leur non-existence.

À l’appui de la thèse de leur existence, on observe que les crimes avoués dépassent ce qui est raisonnablement imaginable et que leur aveu présuppose un repentir qui présupposerait à son tour chez les inculpés une totale prise de conscience de leur erreur.

On commencera donc par se demander si une conception politique est imaginable qui puisse motiver les actes des accusés.

Une telle conception est imaginable.

Elle ne peut reposer que sur le postulat d’une coupure insurmontable entre le régime et les masses, et cette coupure devrait, pour motiver une politique telle que celle des accusés, leur être apparue non seulement comme une coupure entre un groupe de militants haut placés et les masses des ouvriers et des paysans, mais comme une coupure entre le parti communiste dans son ensemble et ces masses (car il est peu probable qu’à lui seul l’appareil puisse faire perdre toutes les guerres) ; un tel phénomène à son tour ne serait imaginable que dans la mesure où éclaterait une incompatibilité d’intérêts entre la classe ouvrière et la paysannerie.

Ce qui supposerait la totale impossibilité pour la classe ouvrière de dominer la production et subséquemment de dominer l’armée.

Une fois admise, cette impossibilité peut faire naître la tentation de saboter l’expérience en cours, d’en dévoiler le caractère utopiste avant le total affaiblissement du prolétariat.

En politique extérieure, on devrait se préparer à des concessions du genre de celles dont il a été question au cours des procès.

Tout cela formant une conception contre laquelle aucun social-démocrate n’est immunisé.

Mais s’il est imaginable qu’on fasse ce raisonnement, il est imaginable aussi qu’on en découvre le caractère erroné.

D’autant plus que l’expansion forcenée de la production modifie très rapidement les conditions de la vie sociale.

La collaboration avec les états-majors capitalistes, inavouable pour des révolutionnaires, pourrait aussi être « simplement » une coopération avec des individus payés par ces organes étrangers.

Ce qui ne change rien au fond des choses, ni pour l’accusation, ni pour les accusés.

Leur malheur fut d’être cernés par toute la fripouillerie qui trouve son intérêt à ces conceptions défaitistes.

Il est parfaitement vain de se demander si l’Union soviétique, dans sa situation présente, est en mesure de combattre et de dénoncer ces menées contre-révolutionnaires, dangereuses pour son existence, en respectant les exigences d’un humanisme bourgeois. Lénine a lui-même, au cours de la grande révolution, alors qu’il réclamait la terreur, constamment protesté contre l’exigence purement formaliste d’un humanisme en contradiction avec les conditions sociales réelles et en fait contre-révolutionnaire.

Cela ne prétend pas excuser la torture ; il est impossible de supposer qu’elle ait été appliquée et il n’y a d’ailleurs pas lieu de le supposer.

Voici comment les gens réagissent : si j’entends dire que le pape a été arrêté pour le vol d’une saucisse et Albert Einstein pour le meurtre de sa belle-mère et l’invention de la relativité, j’attends de ces deux messieurs qu’ils nient les faits. S’ils avouent ces forfaits, je suppose qu’on les a torturés.

Je ne veux nullement dire que l’accusation [de Moscou] ressemble à ma caricature, mais elle fait, vue d’ici, un effet analogue.

Notre tâche est de la faire comprendre. Si les politiciens accusés lors des procès se sont abaissés à des crimes de droit commun, il faut que l’Europe occidentale comprenne que cette déchéance a été d’essence politique.

Il faut montrer que leur ligne politique aboutissait à des crimes de droit commun.

Il faut faire apparaître, derrière les agissements des accusés, quelle conception politique qu’ils aient été capables d’imaginer les a conduits dans la fange des crimes de droit commun.

Il est naturellement aisé de décrire cette conception : elle est défaitiste de bout en bout ; elle est, pour employer une image, le suicide par peur de la mort.

On n’a pourtant nulle difficulté à comprendre comment elle a pu naître dans ces cerveaux – y naître de la panique qu’ont suscitée les immenses difficultés naturelles parmi lesquelles s’accomplissait l’édification du socialisme, alors que dans quelques États européens se détériorait rapidement la situation du prolétariat.

Cette panique est conditionnée idéologiquement par une attitude apparentée à celle que nous a révélée l’histoire des bolcheviks.

Je pense à l’attitude de Lénine dans les questions de Brest-Litovsk et de la Nouvelle Politique Économique. Évidemment, ces attitudes, aussi justifiées qu’elles aient pu être en 1918 ou 1922, sont aujourd’hui parfaitement anachroniques, contre-révolutionnaires et criminelles.

Elles ne sont plus ni nécessaires, ni possibles.

Les quelques années qui nous séparent de l’apparition de cette conception ont suffi à révéler son caractère anachronique à ceux-là mêmes qui l’ont inventée. Eux-mêmes ne peuvent plus s’en tenir à leurs opinions, les ressentent comme une faiblesse criminelle, comme une trahison impardonnable.

La fausseté de leur conception politique les a enfoncés dans l’isolement et la criminalité de droit commun.

Tout ce qu’il y avait en Russie et ailleurs de vermine, de parasites, de professionnels du crime, d’indicateurs est venu se nicher autour d’eux : ils avaient les mêmes objectifs que toutes ces fripouilles. Je suis convaincu que c’est la vérité, et je suis convaincu que cette vérité doit avoir un accent de vraisemblance, même en Europe occidentale, même pour des lecteurs hostiles. Le vautour n’est pas un pacifiste.

Celui qui rachète les affaires en faillite est pour la faillite.

Le politicien qui ne peut accéder au pouvoir qu’à la faveur de la défaite est pour la défaite.

Celui qui veut être le « sauveur » provoque une situation où il ait quelque chose à sauver, donc une situation mauvaise.

À l’opposé, il n’y a aucune vraisemblance dans l’interprétation selon laquelle, dès la période de la révolution, des agents à la solde du capitalisme se seraient infiltrés dans le gouvernement soviétique avec l’intention de ressusciter le capitalisme en Russie par tous les moyens.

Cette interprétation n’a pas l’accent de la vraisemblance parce qu’elle néglige le moment de l’évolution, parce qu’elle est mécaniste, non dialectique, rigide. (...)

Les procès sont un acte de préparation à la guerre.

L’élimination des oppositions ne prouve pas que le parti veuille retourner au capitalisme comme le supposent des feuilles bourgeoises (de tendance libérale : Times, Basler Nationalzeitung, Manchester Guardian, vraisemblablement aussi Le Temps), mais que d’ores et déjà tout retour en arrière, toute hésitation, tout arrêt, tout détour tactique sont devenus impossibles.

Mais les oppositions sont sans racine, leurs projets ne peuvent être que contre-révolutionnaires, défaitistes, marécageux.

Même si naturellement l’immensité de la tension accroît les difficultés intérieures.

Trotski avait, à l’origine, considéré comme un danger l’effondrement de l’État ouvrier lors d’une guerre, mais de plus en plus il y vit la condition d’une action pratique.

Si la guerre vient, l’édification qui a été « précipitée » s’effondrera, l’appareil s’isolera des masses ; à l’extérieur, il faudra abandonner l’Ukraine, la Sibérie orientale, etc. ; à l’intérieur, il faudra faire des concessions, revenir à des formes capitalistes, renforcer les koulaks ou les laisser reprendre des forces – tout cela étant en même temps la condition préalable de la nouvelle politique, du retour de Trotski.

Les centres antistaliniens qui viennent d’être neutralisés n’ont pas la force morale d’en appeler au prolétariat, non que leurs membres soient des mauviettes, mais ils n’ont vraiment aucune base organisationnelle dans les masses, ils n’ont rien à offrir, aucune tâche à proposer aux forces productives du pays.

Ils avouent.

On est tout aussi tenté de croire ces aveux excessifs que de les croire insuffisants.

Ces hommes sont peut-être des instruments qui ont seulement changé de mains.

Voir d’un côté un appareil mécanique « d’une adresse diabolique », de l’autre des personnalités héroïques de l’époque révolutionnaire aboutit à faire des aveux des énigmes psychologiques.

Note

* Bertolt Brecht, « Sur les procès de Moscou », dans Écrits sur la politique et la société, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 89-93.


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Pour la paix et la compréhension entre les peuples*

C’est un des étonnants usages de l’Union soviétique, cet État hautement étonnant, que de distinguer chaque année quelques personnes pour leurs efforts en faveur de la paix mondiale.

Le prix remis à cette occasion me semble le plus noble et le plus désirable de tous les prix aujourd’hui décernés.

Quoi qu’on cherche à leur faire accroire, les peuples le savent bien : la paix est l’alpha et l’oméga de toutes les activités sociales, de toute production, de tous les arts, y compris l’art de vivre.

J’avais dix-neuf ans quand j’entendis parler de votre grande révolution, vingt quand j’aperçus dans mon pays les reflets de ce grand feu. J’étais infirmier militaire dans un hôpital d’Augsbourg.

Les casernes et même les hôpitaux se vidèrent, la vieille cité se remplit soudain d’une foule nouvelle, arrivant en cortèges des faubourgs, créant une animation que les rues des riches, des bureaux et des commerçants n’avaient jamais connue.

Pendant quelques jours, des femmes d’ouvriers prirent la parole dans les Conseils rapidement improvisés et lavèrent la tête à de jeunes travailleurs en vareuse militaire, tandis que les usines résonnèrent des ordres des ouvriers.

Quelques jours, mais quels jours !

Partout des combattants, mais en même temps des gens pacifiques, constructifs !

Les combats, vous le savez, n’ont pas conduit à la victoire, et vous savez aussi pourquoi.

Dans les années qui suivirent, sous la République de Weimar, la lecture des classiques du socialisme, revivifiés par le grand Octobre, et les relations sur la nouvelle société que vous aviez audacieusement entrepris d’édifier, m’ont lié envers ces idéaux et enrichi de savoir.

La plus importante de ces leçons disait que l’avenir de l’humanité n’était visible que « d’en bas », de la perspective des opprimés et des exploités.

C’est seulement en partageant leur combat que l’on combat pour l’humanité.

Une guerre gigantesque venait d’avoir lieu, une autre plus gigantesque encore se préparait.

D’ici, d’en bas, les causes dissimulées de ces guerres se dévoilaient.

C’était la même classe qui devait tout payer, les défaites comme les victoires. Ici, dans les profondeurs, la paix aussi avait l’aspect d’une guerre.

Au cœur de la sphère productive et partout dans cette sphère de la production régnait la violence, violence ouverte du fleuve qui rompt ses digues, violence secrète des digues qui le retiennent.

La question n’était pas seulement de savoir si l’on fabriquait des canons ou des charrues – dans les guerres pour le prix du pain, les charrues sont les canons.

Et dans la perpétuelle et inexpiable lutte des classes pour la propriété des moyens de production, les époques de paix relative ne sont que des époques d’épuisement.

La réalité n’est pas qu’un élément guerrier destructeur interrompe sans cesse la production, mais que la production elle-même se fonde sur un élément destructeur et guerrier.

Toute leur vie, les hommes luttent sous le capitalisme pour l’existence – les uns contre les autres.

Les parents luttent pour leurs enfants, les enfants pour l’héritage, le petit commerçant pour sa boutique contre l’autre petit commerçant, et tous contre le gros commerçant.

Le paysan lutte contre le citadin, les élèves contre le professeur, le peuple contre les autorités, les usines contre les banques, les trusts contre les trusts. Comment à la fin les peuples n’en viendraient-ils pas à lutter contre les peuples ?

Les peuples qui ont conquis de haute lutte une économie socialiste occupent une position merveilleuse en ce qui concerne la paix.

L’énergie des hommes devient pacifique ; le combat de tous contre tous, le combat de tous pour tous.

Qui sert la société sert ses propres intérêts. Qui sert ses intérêts sert la société.

Ceux qui se rendent utiles sont heureux, et non plus ceux qui se rendent nuisibles.

Le progrès cesse de se présenter comme un avantage sur autrui et les connaissances, loin d’être refusées à quiconque, sont rendues accessibles à tous. Les nouvelles inventions peuvent être accueillies avec espoir et joie, et non plus dans la crainte et l’épouvante.

J’ai moi-même vécu deux guerres mondiales.

Aujourd’hui, au seuil de la vieillesse, je sais qu’à nouveau un conflit monstrueux se prépare. Cependant, un quart du monde est maintenant pacifié.

Et dans d’autres régions, les idées socialistes sont en marche.

Le désir de paix des hommes simples est partout profond.

Dans les professions intellectuelles, beaucoup luttent pour la paix, également dans les pays capitalistes, avec différents degrés de connaissance.

Mais notre meilleur espoir de paix repose sur les ouvriers et les paysans des États dont ils sont maîtres aussi bien que de ceux qui appartiennent au capitalisme.

Vive la paix ! Vive votre grand État pacifique, l’État des ouvriers et des paysans !

Mai 1955

Note

* Bertolt Brecht, « Discours prononcé à l’occasion de la remise du prix Lénine pour la paix et la compréhension entre les peuple » (Mai 1955) dans Écrits sur la politique et la société, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 267-269.