Sur l’écriture réaliste
Bertolt Brecht
- Remarque sur mon article
- Ampleur et variété du registre de l’écriture réaliste
- Notes sur l’écriture réaliste
- Réalisme et technique
- Pas de réaliste en art qui ne soit réaliste hors de l’art
- Relativité des critères distinctifs du réalisme
- Multiplicité du réalisme
- Thèses pour une littérature prolétarienne
- Thèses sur la mise en œuvre du mot d’ordre « réalisme militant »
- Passage du réalisme bourgeois au réalisme socialiste
- Sur le réalisme socialiste
Observation de l’art et art de l’observation
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Remarque sur mon article*J’ai rédigé ce court essai parce que j’ai l’impression que nous définissons l’écriture réaliste dont nous avons besoin dans la lutte contre Hitler de façon par trop formelle ; d’où le danger que nous allions, face à l’ennemi qui fait front, nous empêtrer dans des querelles de formes.
Je n’arrive pas vraiment à croire que pour l’écriture réaliste Lukács n’entende effectivement proposer qu’un unique modèle, celui du roman réaliste bourgeois du siècle dernier, un modèle dont je ne suis pas seul, parmi tous les combattants antifascistes, communistes, à ne pouvoir rien faire. Il est absolument indispensable (et cela sans polémique publique qui envenime les rapports et fait perdre du temps) de concevoir le réalisme d’une façon beaucoup plus large, accueillante, c’est-à-dire plus... réaliste, et de ne pas laisser rabaisser le problème des moyens d’écrire la vérité contre le fascisme au niveau d’un problème de forme.
Chaque oeuvre doit être jugée selon le degré de réalité qu’elle arrive à saisir dans chaque cas concret, et non selon son degré de conformité à un modèle historique préétabli.
Je propose donc qu’on ne fasse pas de la question de l’extension du concept de réalisme l’objet d’un nouveau débat dans notre revue de large union antihitlérienne.
Un semblable débat aviverait les antagonismes, dans la mesure où ils existent déjà, jusqu’à les rendre insupportables ; chose qui doit malgré tout être évitée. C’est pourquoi j’ai opté pour un exposé positif de mes vues, et écrit de façon telle qu’on en reste là de l’affaire (qui dans le dernier numéro d’Internationale Literatur a déjà pris un tour très malveillant, puisque Lukács y dénonce, sans démonstration à l’appui, « certains drames de Brecht » comme formalistes).Haut
Ampleur et variété du registre de l’écriture réaliste*La lecture de certains essais, entre autres, qui s’attachaient notamment à un mode d’écriture réaliste bien défini, celui du roman bourgeois, a amené dernièrement des lecteurs de Das Wort à exprimer la crainte que la revue ne veuille assigner au réalisme en littérature un champ trop étriqué. Sans doute certains développements y prescrivaient pour l’écriture réaliste des critères par trop formels, si bien que beaucoup de lecteurs en ont conclu qu’on voulait dire : un livre est écrit de façon réaliste lorsqu’il est écrit « comme les romans réalistes bourgeois du siècle dernier ».
Il n’en est évidemment rien.
On ne peut distinguer un mode d’écriture réaliste d’un autre qui ne l’est pas qu’en confrontant l’œuvre avec la réalité dont elle traite.
En la matière, il n’y a aucune espèce de conditions formelles à respecter.
On trouvera peut-être bon que je présente ici au lecteur un écrivain du passé qui écrivait autrement que les romanciers bourgeois et qui n’en doit pas moins être qualifié de grand réaliste : il s’agit du grand poète révolutionnaire anglais Percy Bysshe Shelley. S’il s’avérait que sa grande ballade Le carnaval de l’anarchie1, écrite immédiatement après les troubles de Manchester (1819) étouffés dans le sang par la bourgeoisie, n’est pas conforme aux définitions habituelles de l’écriture réaliste, eh bien, il faudrait faire en sorte que la définition de l’écriture réaliste soit modifiée, élargie, complétée.Shelley décrit un effrayant cortège qui se déroule de Manchester à Londres :
II
I met Murder on the way -
He had a mask like Castlereagh –
Very smooth he looked, yet grim ;
Seven blood-hounds followed him.II2
En chemin j’ai rencontré l’assassinat.
Il portait le masque de Castlereagh3.
Il avait l’air lisse, mais sinistre.
Il était suivi de sept molosses.III
All were fat; and well they might
Be in admirable plight,
For one by one, and two by two,
He tossed them human hearts to chew
Which from his wide cloak he drew.III
Tous étaient gras, et devaient être
De merveilleuse humeur
Car à chacun il jetait en pâture
Un ou deux cœurs humains
Qu’il tirait de son grand manteau.IV
Next came Fraud, and he had on,
Like Eldon, and ermined gown;
His big tears, for he wept well,
Turned to mill-stones as they fell.IV
Suivait l’escroquerie, qui portait
Comme Lord Eldon4 un habit d’hermine ;
Elle savait bien pleurer, et ses grosses larmes
Se changeaient en tombant en autant de meulesV
And the little children, who
Round his feet played to and fro,
Thinking every tear a gem,
Had their brains knocked out by them.V
Qui fendaient le crâne
Aux petits enfants qui jouaient
Autour de ses pieds et prenaient
Chacune de ses larmes pour une pierre précieuse.VI
Clothed with the Bible, as with light,
And the shadows of the night,
Like Sidmouth, next, Hypocrisy
On a crocodile rode by.VI
Suivait, enfourchant un crocodile,
Vêtue de la Bible comme de lumière
Et de l’ombre de la nuit,
Avec les traits de Sidmouth5, l’hypocrisie.VII
And many more Destructions played
In this ghastly masquerade,
All disguised, even to the eyes,
Like Bishops, lawyers, peers or spies.VII
Et bien d’autres fléaux dévastateurs
Figuraient dans ce cortège d’épouvante.
Tous travestis jusqu’aux yeux
En évêques, avocats, pairs et espions.VIII
Last came Anarchy: he rode
On a white horse, splashed with blood ;
He was pale even to the lips,
Like Death in the Apocalypse.VIII
Pour fermer la marche, l’anarchie,
Éclaboussée de sang, sur un cheval blanc,
Elle était livide jusqu’aux lèvres
Comme la mort dans l’Apocalypse.IX
And he wore a kingly crown;
And in his grasp a sceptre shone;
On his brow this mark I saw –
« I am god, and king, and law! »IX
Elle portait une couronne royale,
Se cramponnait à un sceptre flamboyant.
Mais sur son front je vis une devise :
« Je suis Dieu, le roi et la loi ! »X
With a pace stately and fast
Over English land he passed.
Trampling to a mire of blood
The adoring multitude.X
D’un pas auguste et rapide
Elle parcourait le pays d’Angleterre
Piétinant la foule adorante
Dont elle faisait une bouillie sanglante.XI
And a mighty troop around,
With their trampling shook the ground,
Waving each a bloody sword,
For the service of their Lord.XI
L’entourait une puissante troupe
Qui faisait trembler le sol sous ses pas.
Chacun brandissait une épée sanglante
Au service de sa maîtresse.XII
And with glorious triumph, they
Rode through England proud and gay,
Drunk as with intoxication
Of the wine of desolation.XII
Et dans la gloire et le triomphe
Ils parcouraient, joyeux et fiers l’Angleterre
Ivres jusqu’à l’intoxication
Du vin de la désolation.XIII
O’er field and towns, from sea to sea,
Passed the Pageant swift and free,
Tearing up, and trampling down;
Till they came to London town.XIII
Par les champs et les villes, de mer en mer,
Le cortège avançait rapidement, sans encombre,
Défonçant tout, piétinant tout,
Et atteignit enfin la ville de Londres.XIV
And each dweller, panic-stricken,
Felt his heart with terror sicken
Hearing the tempestuous cry
Of the triumph of Anarchy.XIV
Chaque habitant, saisi de panique,
Sentit son sang se figer
Lorsqu’il entendit les éclatants
Cris de triomphe de l’anarchie.XV
For with pomp to meet him came,
Clothed in arms like blood and flame,
The hired murderers, who did sing
“Thou art God, and Law, and King.XV
À leur rencontre s’avançaient pompeusement
En armes, comme habillés de flamme et de sang,
Les tueurs à gages qui chantaient :
« Tu es Dieu, la loi et le roi.XVI
We have waited, weak and lone
For thy coming, Mighty One!
Our purses are empty, our swords are cold,
Give us glory, and blood, and gold.”XVI
Nous avons attendu ton arrivée,
Faibles, abandonnés, puissante reine !
Nos bourses sont vides, nos épées sont froides,
Donne-nous la gloire, le sang et l’or. »XVII
Lawyers and priests, a motley crowd,
To the earth their pale brows bowed
Like a bad prayer not over loud,
Whispering – “Thou art Law and God.”XVII
Avocats et pasteurs, en troupe bigarrée,
Courbèrent à terre leurs fronts pâles,
Murmurant comme une mauvaise prière
Sans élever la voix : « Tu es Dieu et la loi. »XVIII
Then all cried with one accord,
“Thou art King, and God, and Lord
Anarchy, to thee we bow,
Be thy name made holy now!”XVIII
Alors tous crièrent d’une seule voix :
« Tu es roi, Dieu et seigneur,
Anarchie, nous nous prosternons devant toi.
Que ton nom soit désormais sanctifié. »XIX
And Anarchy, the Skeleton,
Bowed and grinned to every one,
As well as if his education
Had cast ten millions to the nation.XIX
Et l’anarchie, ce vieux squelette,
S’inclina et ricana comme il faut.
À croire que son éducation
Avait coûté des millions à la nation.XX
For he knew the Palaces
Or our Kings were rightly his ;
His the sceptre, crown, and globe,
And the gold-inwoven robe.XX
Car elle savait que les palais de nos rois
Lui appartenaient légitimement,
Qu’à elle étaient le sceptre, la couronne et le globe
Et la robe tissée de fils d’or.Nous suivons donc le cortège de l’anarchie jusqu’à Londres, nous voyons défiler de grandes images symboliques, mais nous savons à chaque ligne que c’est la réalité qui parlait ainsi. Non seulement l’assassinat était désigné par son vrai nom, mais tout ce qui s’intitulait « ordre » et « paix publique » était démasqué comme étant l’ « anarchie » et le crime. Et cette écriture « symboliste » n’empêchait nullement Shelley d’être extrêmement concret. Dans son envolée il gardait le contact avec le sol. Dans la seconde partie, la ballade parle de la liberté, et dans les termes suivants :
XXXVIII
“Rise like Lions after slumber
In unvanquishable number,
Shake your chains to earth like dew
Which in sleep had fallen on you –
Ye are many – they are few.XXXVIII
« Levez-vous comme des lions qui s’éveillent,
Invincibles par le nombre !
Secouez vos chaînes comme la rosée
Tombée sur vous dans le sommeil
Vous êtes beaucoup, ils sont peu.XXXIX
What is Freedom? – ye can tell
That which slavery is, too well –
For its very name bas grown
To an echo of your own.XXXIX
Qu’est-ce que la liberté ? Ce qu’est l’esclavage
Vous ne savez que trop bien le dire.
Car son nom même est devenu
Comme l’écho de votre propre nom.XL
Tis to work and have such pay
As just keeps life from day to day
In your limbs, as in a cell
For the tyrants’ use to dwell,XL
Cela s’appelle : travailler pour un salaire
Qui suffit juste à laisser jour après jour
Un peu de vie dans vos os. Et nicher dans une cave
Pour le seul usage des tyrans.XLI
So that ye for them are made
Loom, and plough, and sword, and spade,
With or without your own will bent
To their defence and nourishment.XLI
Comme si vous aviez été faits pour eux,
Métier à tisser, charrue, épée, bêche à la fois !
Contraints de gré ou de force
À les défendre, à les nourrir.XLII
Tis to see your children weak
With their mothers pine and peak,
When the winter winds are bleak, –
They are dying whilst I speak.XLII
Cela s’appelle : voir vos enfants dépérir
Et vos mères au désespoir parce qu’ils tombent malades
Lorsque les vents d’hiver apportent les grands froids.
Le temps de le dire, et ils sont en train de mourir.XLIII
Tis to hunger for such diet
As the rich man in his riot
Casts to the fat dogs that lie
Surfeiting beneath his eye.”XLIII
Cela s’appelle : réclamer pour sa faim
Ce que le riche dans sa gloutonnerie
Jette aux chiens bouffis de graisse
Qui sont couchés à ses pieds. »Il y a beaucoup à apprendre chez Balzac, à condition qu’on ait déjà beaucoup appris. Mais il faut faire à des poètes comme Shelley une place encore plus marquée qu’à Balzac dans la grande école des réalistes, car le premier permet davantage que le second la généralisation abstraite, et il n’est pas un ennemi des basses classes, mais leur ami.
On peut voir chez Shelley que l’écriture réaliste n’est pas synonyme de renoncement à l’imaginaire, encore moins à l’affabulation esthétique.
Rien n’empêche non plus les réalistes Cervantès et Swift de voir des chevaliers se battre contre des moulins à vent et des chevaux fonder des États. Le qualificatif qui convient au réalisme n’est pas l’étroitesse, mais l’ampleur.
C’est que la réalité elle-même est ample, diverse, contradictoire. L’histoire crée des modèles et les rejette. L’esthète peut par exemple vouloir enfermer la morale de l’histoire dans les événements mêmes et interdire à l’écrivain de formuler des jugements.
Mais Grimmelshausen ne s’interdit pas de généraliser, d’abstraire, de moraliser ; Dickens non plus ; Balzac non plus.
Admettons que Tolstoï facilite l’identification du lecteur avec les personnages, et que Voltaire y fait obstacle.
La construction de Balzac regorge de tensions et de conflits ; celle de Hasek se passe de tension et repose sur de tout petits conflits. Ce ne sont pas les formes extérieures qui font le réaliste.
Et il n’y a pas non plus de prophylaxie infaillible : un sens artistique très vif dégénère en esthétisme puant, une imagination puissante en arides divagations, et cela bien souvent chez un seul et même écrivain ; ce n’est pas une raison pour mettre en garde contre le sens artistique et l’imagination.
De même le réalisme se dégrade constamment en naturalisme mécaniste, et cela chez les plus grands. Un conseil du genre : « Écrivez comme Shelley ! » serait absurde ; tout autant qu’ « Écrivez comme Balzac ! » Ceux qui seraient gratifiés de ces conseils voudraient alors s’exprimer par des images empruntées à l’existence de gens morts depuis longtemps, et spéculer sur des réactions psychiques qui ne se produisent plus.
Mais lorsque nous voyons avec quelle multiplicité de formes la réalité peut être décrite, nous voyons du même coup que le réalisme n’est pas une question de forme. Rien de pire, lorsqu’on présente des modèles formels, que d’en présenter trop peu. Il est dangereux de lier la grande idée du « réalisme » à quelques noms, si illustres soient-ils, et de ramener à quelques formes, seraient-elles même très précieuses, la méthode de création hors de laquelle il n’y a point de salut.
Sur la validité des formes littéraires, c’est la réalité qu’il faut interroger, pas l’esthétique, pas même celle du réalisme.
Il y a cent moyens de dire et de taire la vérité. Nous déduisons notre esthétique, comme notre morale, des exigences de notre combat.1938
Notes
* Bertolt Brecht, « Sur l’écriture réaliste – Remarque sur mon article» et « Ampleur et variété du registre de l’écriture réaliste », dans Sur le réalisme, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 131-140.
1. Brecht note qu’il a utilisé cette ballade comme modèle pour son poème « Freiheit und Democracy ». Voir dans Poème 6, p. 155, la version française de ce poème : « Le défilé anachronique ou liberté et Democracy », Éd. L’arche, 1967.
2. Traduction littérale. (Note de Brecht). Le texte français est tiré de cette traduction littérale et non du texte original anglais qu Brecht fait figurer avant chaque strophe.
3. Homme politique anglais (1769-1822).
4. Homme politique anglais (1757-1844).
5. Homme politique anglais (1751-1838).
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Notes sur l’écriture réaliste*Haut
Réalisme et techniqueEn comparaison de la littérature, d’autres arts, comme la musique et les arts plastiques, en usent de manière plus libre et naturelle à l’égard de leur technique.
Musiciens et peintres discutent volontiers de leurs techniques respectives, ils créent toutes sortes de termes spécialisés et exigent des études spécialisées, etc. Les écrivains sont en la matière beaucoup plus inhibés et secrets ; même lorsqu’ils ont déjà à l’égard de bien des choses une attitude réaliste, ils répugnent toujours à discuter de leur technique propre.
Bien que les écrivains entendent communément par « art » quelque chose de bien déterminé, de trop déterminé même, de limité (« Ce n’est pas encore de l’art », « En art, c’est tout différent »), ce domaine, qui se déclare si étranger à d’autres et s’en distingue soi-disant tellement, reste lui-même passablement vague et obscur.Il serait d’une plus grande utilité de ne pas circonscrire trop étroitement l’idée d’ « art ».
Dans sa définition, on ne devrait pas hésiter à inclure des arts comme celui d’opérer, celui de faire des cours, celui de construire des machines, celui de l’aviation.
On courrait moins de la sorte le danger du bavardage sur quelque chose qui s’intitule le « domaine de l’art », quelque chose de très étroitement borné et laissant place à des doctrines aussi obscures que sévères.
Selon ces doctrines, il y a telle ou telle chose qui appartient au domaine de l’art, et telle ou telle qui n’y appartient pas.
Le domaine de l’art est réservé. Il est lié à toutes sortes de conditions en l’absence desquelles il ne serait prétendument pas de l’art.
C’est ainsi que seule serait de l’art une littérature où une seule et même émotion est contagieuse pour tous les lecteurs quels qu’ils soient.
Si tous les lecteurs (indépendamment de leur appartenance de classe) ne réagissent pas de la même façon, c’est-à-dire aussi fortement, devant une œuvre, c’est que ce n’est pas de l’art.
Là où la science a accès, il n’y aurait pas de place pour l’art. L’art n’a pas à se justifier, à prendre ses responsabilités devant la science. Un savoir-faire, un « artifice », ne devient un art qu’appliqué à certains domaines bien définis ; et quelques transformations qui puissent s’accomplir dans le monde, ces domaines restent toujours les mêmes.
L’ « art » est proprement voué à ne traiter que de choses immuables, « éternelles ».
Les instincts et mobiles transitoires des hommes ne sont pas dignes de traitement artistique.
Au théâtre, l’art de l’acteur doit être d’amener le spectateur à sympathiser avec un personnage ; si l’acteur se fixe un autre but, il aura beau déployer autant de savoir-faire qu’il voudra, ce ne sera pas de l’ « art », etc.Ce n’est pas que les écrivains n’emploient eux aussi en pleine conscience des techniques, mais ce sont des techniques étrangement isolées des autres, ce ne sont pas des techniques communicatives, elles ont un caractère totalement privé, elles sont prétendument, voire réellement intransmissibles ; le style est si personnel que sa reprise par un autre écrivain est immédiatement stigmatisée comme un manque d’originalité.
En conséquence, parler de la construction d’un roman ou d’une pièce d’une manière aussi technique que de la construction d’un pont est aussi absurde que de parler de la construction d’un cheval (ce que la science, du reste, serait éventuellement prête à faire).
Bref, les rapports des artistes des lettres avec la technique sont empreints de mystère.La superstition chez les artistes est une survivance intéressante dans notre siècle scientifique.
Mais la science elle-même est loin d’être aussi exempte de superstition qu’elle veut bien le dire. Là où le savoir est insuffisant, elle produit de la croyance, et cette croyance est toujours superstitieuse.
Elle aussi est trop liée à une classe qui ne prospère par le savoir que dans des domaines bien définis, et par l’ignorance dans beaucoup d’autres.
Malgré tout, l’art s’est assuré à tel point un droit à la superstition, et s’est entouré d’une si épaisse muraille de nuées superstitieuses, que ça ne laisse pas d’étonner.
Dans les domaines où la science a le droit et l’obligation de combattre la superstition, elle a capitulé devant l’art à la demande pressante de celui-ci, et elle considère (en l’absence de ses instruments et méthodes) l’art comme le lieu de refuge des illusions, dont la nécessité, vu notre ordre social, ne lui apparaît qu’obscurément.
Mais la science qui s’est établie sur le domaine de l’art lui-même s’est établie sur un domaine où la classe qui la tolère prospère par l’ignorance et non par le savoir.
Les artistes, eux, ont de la science une sainte horreur, qui se donne parfois pour une « timide » et humble déférence.
L’antique image de Saïs, cette œuvre d’art que d’après le mythe grec les prêtres dérobent à la vue des « mortels », devait être à n’en pas douter une œuvre réaliste. L’artiste a traditionnellement peur de perdre, par le contact de la science, sa spontanéité originaire.
S’il vérifiait la nature de cette spontanéité, il découvrirait que c’est quelque chose de très terrestre ; et le lieu où la Chose a surgi « originairement », s’il lui était donné de le voir, lui semblerait peu plaisant.
L’éternité de sa sensibilité n’a que quelques dizaines d’années, et beaucoup de ses « instincts millénaires » lui ont été inculqués à coups de règle par son maître d’école.
La voix qui sort de sa bouche n’est pas tant celle de son Dieu que celle de quelques exploiteurs, c’est-à-dire, peut-être, quand même de son Dieu.
L’ « horreur sacrée » avec laquelle l’écrivain se refuse à considérer l’origine de ses idées et de ses sentiments se comprend, pour peu qu’on la découvre, et la crainte chez lui de ne plus pouvoir crier s’il « en sait trop » n’est pas sans quelque justification, car il est bien plus difficile de rendre crédibles des mensonges auxquels on ne croit pas soi-même. C’est un axiome (qui se trouve dans tous les journaux) que l’artiste n’a pas de meilleure source d’inspiration que son inconscient.
Il se peut bien que l’artiste de notre temps, lorsqu’il exclut sa raison de son travail ou la réduit au côté purement artisanal de celui-ci, laisse de temps en temps échapper quelques vérités, ce qui jette sur sa raison une vive lumière.
Ce n’est pas particulièrement bon signe pour un ordre social, lorsque seuls disent la vérité ou sont prêts à la dire ceux qui ne sont pas majeurs ou qui sont en état d’ivresse.
Le pire, c’est que, la plupart du temps, l’artiste ne tire de son inconscient que des erreurs et des mensonges.
Car il n’en tire que ce qu’on y a mis, et s’il l’en tire de façon inconsciente, il y a été mis généralement de façon très consciente.
Les partisans de la théorie de l’inconscient font observer triomphalement que l’art ne « supporte pas le calcul », qu’il ne peut pas être fabriqué à l’établi, mécaniquement. Pure lapalissade : toute pensée authentique contient un élément de jeu, elle est tissée de liens multiples, elle est émotionnelle, elle glisse, elle va vite.
Elle implique effectivement une multitude d’opérations inconscientes.
Mais ce n’est pas là ce qu’entendent nos théoriciens du « retour à l’inconscient ». Ils déconseillent brutalement d’user de la raison et renvoient au riche trésor du savoir inconscient, qui doit être obligatoirement plus riche que la pauvre petite poignée de savoir conscient qu’ils ont eux-mêmes organisée.
C’est la vieille thèse des curés, qui s’adresse aux mal nourris (lesquels, par contre, nourrissent les curés) : leur père les nourrit toujours, même s’ils ne pensent pas ou justement parce qu’ils ne pensent pas. La science elle-même, d’ailleurs, a éprouvé l’ « horreur sacrée » à des époques où elle n’était pas encore la science selon sa propre définition actuelle.
On a des témoignages écrits de cette horreur chez les premiers anatomistes ; bien que ne craignant plus Dieu depuis longtemps, longtemps après ils eurent à craindre la police.
Il ne fait plus guère de doute qu’il existe comme des crises de production chez des artistes, en liaison avec des efforts scientifiques. De nos jours, des poètes lyriques ont désappris le chant après avoir lu Le Capital. Déjà Goethe et Schiller avaient leurs périodes scientifiques, où le flot de la création artistique « coulait plus mince ».Mais si le contact avec la science produit des crises, c’est seulement dans la mesure où il en résulte un contact avec la réalité. Nos poètes lyriques n’ont pas tant perdu leur voix à la vue du Capital (le livre) qu’à la vue du capital lui-même.
Et ce genre de crise ne prouve pas que l’art soit indépendant de la réalité, mais au contraire combien il en est dépendant. Nos artistes cessent de voir dans leur classe ce qu’elle n’est pas (et de le montrer), et voilà qu’ils cessent de voir (et de montrer) quoi que ce soit.
Leurs yeux ne sont pas des microscopes derrière lesquels on voit tout ce qu’on met devant eux, ils ne voient que certaines choses bien déterminées ou rien du tout.
Ces voyants sont facilement saisis de panique à l’idée que leur objet ait pu se trouver au fond du microscope, et pas sous lui.
Le danger, parfois supposé, souvent effectif, réside dans le saut d’une classe dans l’autre. L’écrivain qui émigre d’une classe dans l’autre ne passe pas de rien à quelque chose, mais de quelque chose à autre chose.
Il arrive de sa classe doté de toute la formation qu’elle donne et de tous ses perfectionnements dans les moyens d’expression, et il voudrait désormais compter parmi ses ennemis.
Il a appris tous ses artifices, y compris les pires, il est maître dans l’assouvissement de ses vices ; c’est un jeu pour lui de démontrer que deux et deux font cinq. Bien, il en est dégoûté ; mais comment démontre-t-on que deux et deux font quatre ?
À vrai dire, selon le mot de Lénine, il a toujours eu à démontrer que deux et deux font une brosse à chaussures !
Il en résulte une gigantesque pagaille, non seulement dans ses pensées, mais dans ses sentiments. Il sait qu’il a défendu la contre-nature, mais il l’a fait de façon naturelle.
Désormais, ça lui semble, tout naturellement, contre nature. S’il éprouve de la colère, il doit s’examiner, pour voir si elle est bien justifiée, sa compassion, son idée de la justice, de la liberté, de la solidarité, il est obligé de les considérer avec méfiance, il frappe le moindre de ses élans de suspicion.
Que le monde nouveau ne soit pas absolument différent de l’ancien n’est pas fait pour alléger sa situation ; elle s’en trouve même aggravée.
En un sens, c’est dans un seul et même monde que les deux classes vivent.
Il n’est pas vrai que certains sentiments ou certaines idées n’existent tout simplement pas dans l’ancien monde ; ils s’y trouvent, mais ils sont faux. Pour les gens dont je parle, le moment où le voile se lève devant leurs yeux est peut-être (mais pas toujours, tant s’en faut) celui où ils voient le mieux ; mais cela ne veut pas dire qu’ils montrent mieux ce qu’ils voient. Revenons aux artistes chez qui des puissances encore inconnues tiennent la plume ou le pinceau.
Par exemple, nous savons que nos peintres, loin d’être mécontents que leurs tableaux ne ressemblent pas à la réalité représentée, sont au contraire insatisfaits aussi longtemps qu’ils lui ressemblent.
Ils ont le sentiment que leur devoir est de livrer autre chose que de simples reproductions.
L’objet devant eux se scinde pour donner deux objets : un qui existe réellement, un autre qui est à créer, un qui est visible et un autre qu’il faut rendre visible ; quelque chose est là, mais quelque chose aussi est caché derrière.
C’est une résurrection des archétypes, des idées de Platon, que Bacon avait sécularisées dans ses Idoles.
La science moderne s’est développée en critiquant les Idées, quelle a traitées comme des reproductions du réel élaborées par les hommes.
On peut admettre, pour ce qui est de l’art, qu’à chaque nouvel usage optique qui a été fait d’un objet correspondait un usage social universel qui était fait du même objet.
Derrière les objets se cachaient effectivement bien des choses.
Et pas seulement des processus tels que les processus électriques ou biologiques, dont on a bien dû découvrir les lois avant qu’on puisse manier les objets ; mais aussi des processus sociaux, qui ne sont pas moins décisifs pour savoir si l’on a prise sur les choses.
L’inquiétude des artistes était compréhensible.
Cependant, la conscience des artistes est encore à maints égards déterminée par des représentations très anciennes et quasi primitives.
Telles sont les idées qu’on se fait du pouvoir créateur, qui rappellent celles constatées par Lévy-Bruhl chez les primitifs ; telle aussi l’idée des mondes créés « en imagination », des « mondes de l’écrivain », mondes où l’on « vit ».
On tue les ennemis en fusillant leurs portraits.
Évidemment, ces représentations n’apparaissent qu’entremêlées presque inextricablement avec d’autres représentations plus modernes.
Les premières œuvres plastiques ont dû présenter toutes les caractéristiques de l’art révolutionnaire.
On y voyait triompher la sûreté de la main obtenue par le travail, mais ne constituent-elles pas aussi, en quelque sorte, des documents de l’athéisme primitif (malgré tout ce qu’assurent nos archéologues sur leurs fouilles) ?
Au milieu des « choses créées », l’homme commençait à être lui-même créateur ; on se passait, tout de même, plus facilement des dieux ; et ne dit-on pas qu’on comprend mieux ce qu’on peut soi-même fabriquer ? (C’est au plus tard avec le premier prêtre qu’apparaît le premier athée : celui qui met Dieu à son service).
Nous voilà entrés dans la sphère des primitifs et des curés, mais il le faut bien, si nous voulons examiner les idées que se font nos artistes, c’est-à-dire nos prêtres de l’art (parmi lesquels on compte nombre d’athées). À l’idée que l’art doit s’occuper de science ou, mieux, que les artistes devraient, avec leurs moyens propres, donner du monde réel des représentations aussi utiles que celles des savants, on oppose d’ordinaire l’argument : « Le monde deviendrait aride. »
Il ne le deviendra pas plus qu’il ne l’est déjà, car aride il l’est déjà, bel et bien.
C’est qu’on voit tous ceux qui le pillent laisser passer leur tête grimaçante. Pour que l’homme puisse vivre dans un monde effectivement « aride » (dépouillé), il doit être transformé.
Et l’art, pense-t-on, doit l’adapter à un monde qui ne doit pas être transformé.
Il y a d’un côté le monde, de l’autre l’homme, l’homme n’habite pas le monde, qui est déjà occupé, il ne peut qu’y prendre location, à terme. Ce dont on a besoin, c’est d’images de l’homme, et de l’homme sans le monde, on ne veut pas d’images du monde qui en permettent le maniement.La crise de production des artistes qui commencent à prendre part à la transformation du monde est un phénomène annexe de l’acte d’expropriation qui s’opère ici sur une énorme échelle ; les destructions sont inévitables, mais l’enjeu en vaut la peine. Le regard impavide d’un art neuf tombera aussi sur ce qui aura été détruit.
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Pas de réaliste en art qui ne soit réaliste hors de l’artLe réalisme en art est trop souvent envisagé comme une affaire purement artistique.
Il s’ensuit que l’art a son réalisme propre, c’est-à-dire que les artistes entendent par réalisme quelque chose qui a rapport à l’art, et comme ils ont sur l’art des idées très arrêtées, arrêtées déjà, très souvent, avant qu’ils ne fassent de la propagande pour l’art réaliste, la notion de réalisme est elle aussi, de ce fait, très restrictive, figée et arrêtée. Même face à son propre travail, l’artiste peut adopter aussi bien une attitude réaliste qu’une attitude non réaliste.
Il y a tout avantage à ce qu’il prenne le réalisme tel qu’il est employé dans d’autres arts que le sien, et même au-delà, dans des domaines non artistiques, tels que la politique, la philosophie, les sciences, et la vie quotidienne.
Ce sont déjà d’excellentes maximes du réalisme que les formules de Francis Bacon : « Natura non nisi parendo vincitur » (« On ne domine la nature qu’en lui obéissant ») et « Ignoratio causae destituit effectum » (« On manque son effet quand on ignore la cause »). La vision réaliste, c’est celle qui étudie les forces motrices ; un mode d’action réaliste, c’est celui qui met les forces motrices en mouvement.
Et les formules de Bacon valent bien sûr également pour la nature humaine.
Le mobile des actions d’un personnage de roman ou de théâtre est présenté de façon réaliste lorsqu’il apparaît qu’un autre mobile aurait donné d’autres actions, qu’aucun autre n’aurait donné celles qu’on voit.
Ce qui est réaliste, c’est de remonter pour la recherche des causes à la sphère de la société (en tant qu’on peut être influencé par elle). Les frères Karamazov ne sont pas l’œuvre d’un réaliste, bien qu’ils contiennent des détails réalistes, parce que Dostoïevski ne trouve pas d’intérêt à remonter, pour éclairer les causes des processus qu’il décrit, jusqu’à portée pratique de la sphère sociale ; il entend même explicitement les en éloigner.
Les récits d’un chasseur de Tourgueniev est une œuvre bien plus réaliste, parce qu’il dépeint l’oppression des paysans par les propriétaires terriens, et cela bien qu’il n’offre aucun moyen de dominer la réalité qu’il décrit et ouvre toutes grandes les portes à l’illusion libérale.
Nous faisons bien de définir les œuvres réalistes comme des œuvres militantes.
On y donne la parole à la réalité, qu’on n’a pas l’occasion d’entendre autrement. Elles annoncent une contradiction (et s’en font les porte-parole) où s’apprêtent à s’insérer de nouvelles forces en opposition avec les idées et les comportements dominants.
Les réalistes combattent ceux qui nient les forces réelles.
Affirmer que les ouvriers allemands travaillent pour le salaire peut passer pour réaliste par rapport à ceux qui affirment qu’ils le font pour la pure joie de produire.
Mais affirmer la même chose des ouvriers espagnols qui se mettent au service de l’insurrection est parfaitement irréaliste.
Dans l’exemple allemand, à supposer que le salaire soit supprimé ou exagérément réduit, le travail cessera, à moins qu’il ne soit fait usage de la force ; dans l’exemple des ouvriers espagnols, on continuerait dans le même cas à travailler, à moins qu’il ne soit fait usage de la force.
Une description littéraire qui montrerait aux ouvriers allemands qu’il vaut la peine pour eux de consentir des efforts exceptionnels pour la production ne serait pas réaliste ; des travailleurs qui attendent une amélioration de leur sort (d’ouvriers) de sacrifices au profit de la production ne sont pas des réalistes – ce qu’une description littéraire réaliste ferait d’emblée ressortir.
Un réaliste qui écrit des romans ou des pièces concevra également de façon réaliste son activité d’écrivain.
Il ne dira pas qu’ « un roman se forme dans sa tête », il ne s’en remettra pas à son « intuition », après l’avoir soumise seulement à quelques rares épreuves.
Il essaiera d’étudier les lois naturelles par tous les moyens que s’est donnée l’humanité au cours d’un long processus productif. Le réaliste en art est aussi un réaliste en dehors de l’art.Haut
Relativité des critères distinctifs du réalismeIl y a quelques critères distinctifs reconnus du réalisme, tels que le détail vrai, une certaine joie des sens, la présence de matériaux bruts « non ouvragés ».
Le détail vrai fournit la particularité, ce qu’un certain individu possède, et que l’on peut plus ou moins se dispenser de savoir pour comprendre l’action d’ensemble, par exemple la calvitie de César ; ou bien il traduit ce que l’on fait de particulier dans telle situation, quelque chose qui pourrait avoir une valeur humaine universelle, mais qui apparaît sous un aspect tout particulier dans un contexte plus vaste : un exemple de ce genre de détails, c’est le moment où le roi Lear mourant demande qu’on lui dégage un bouton de sa robe.
Dans une dissertation savante sur la philosophie de Descartes on tombe soudain sur le passage suivant : « Mais encore que les sens nous trompent quelquefois, touchant les choses peu sensibles et fort éloignées, il s’en rencontre peut-être beaucoup d’autres, desquelles on ne peut pas raisonnablement douter, quoique nous les connaissions par leur moyen : par exemple, que je sois ici, assis près du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature1. » Nous ressentons ce passage comme de la littérature.
Descartes requiert ici du lecteur une capacité de penser avec lui particulièrement réaliste.
Quand on parle de matériau « non ouvragé », on entend une certaine surabondance de matière, qui oppose une résistance à la droite ligne de l’action ; un dessin des caractères qui va au-delà de ce qui maintient l’intrigue en marche (l’homme avec ses contradictions) ; l’introduction de données purement factuelles, qui ne trouvent pas de place déterminée dans le cadre de l’action ; l’enregistrement de ce à quoi on ne s’attend pas, le hasard, l’exception, ce qui dans les calculs ne tombe pas juste, bref, comme on dit, de ce qui fait la différence entre la vie réelle et tout ce qui se concerte autour d’un tapis vert.
Du fait de ce chaos organisé qu’est notre époque, les comptes sont fréquemment, à coup sûr, comme des comptes d’apothicaire ; un compte qui n’est pas d’apothicaire (c’est-à-dire qui ne comprend pas une rubrique réservée aux imprévus) est précisément le plus réaliste des comptes.
Il faut en user avec tout cela de la façon la plus pratique. Lorsque, dans le récit classique de Hašek, Le brave soldat Schweyk, au moment d’aller là où la fable exige qu’il soit, s’aperçoit qu’il a encore « quelque chose » à régler dans les bas quartiers de la ville, Hasek témoigne à l’égard de Schweyk d’une connaissance réaliste des hommes (mise à part la souveraineté dont il use par rapport à la fable elle-même, qui n’est précisément que le particulier dans un ensemble général, une aventure dans le quotidien), celle même qu’il confère à son personnage [...], la lucidité de l’opprimé face à l’oppresseur avec lequel il est condamné à vivre, cette façon très subtile qu’il a de le sonder sur ses faiblesses et ses vices, la profonde connaissance qu’il a des besoins, des embarras réels de l’adversaire, cette façon constante et froide de calculer l’insaisissable, l’impondérable, etc. (Les rapports de Schweyk et de l’aumônier militaire).
L’élément sensualiste du réalisme, son orientation résolument profane, c’est son signe distinctif le plus connu ; mais il n’est pas infaillible. Les besoins corporels jouent pour le réaliste un rôle capital.
Il est absolument décisif de savoir dans quelle mesure il est capable de se débarrasser des idéologies, des prêches moraux, qui stigmatisent les besoins corporels comme quelque chose de « bas », dans une intention trop évidente. Le sensualisme, certes, se traduit, à notre époque d’exploitation de l’homme par l’homme, par la préoccupation de manger à sa faim, la crise du logement, les maladies d’origine sociale, la perversion des relations sexuelles, etc.
Cependant, s’occuper de tous ces phénomènes n’est réaliste que si on les reconnaît pour ce qu’ils sont : des phénomènes sociaux.
A lui seul, le sensualisme ne suffit pas à caractériser le réalisme.
Il n’est nullement indispensable, sinon par moments, que le lecteur puisse s’identifier.
Il est très possible que l’écrivain parvienne, sans exciter l’appareil sensoriel du lecteur, à éveiller davantage sa faculté d’abstraction, qui est d’une si grande importance pour pénétrer les phénomènes sociaux.
Réalisme n’est pas non plus synonyme d’élimination de l’imagination ou de l’invention.
Le Don Quichotte de Cervantès est une œuvre réaliste parce qu’il montre que le temps de la chevalerie et de l’esprit chevaleresque est révolu, bien qu’on n’ait jamais vu des chevaliers se battre contre des moulins à vent.
L’affabulation fantastique ne gâte en rien le caractère à bien des égards réaliste de L’île des pingouins d’Anatole France.
Il faut concéder à l’écrivain tous les moyens qu’il lui faut pour donner prise sur la réalité.
Même si aucun des critères que nous venons de passer en revue n’était présent, cela ne prouverait encore rien.
Tout écrivain réaliste serait heureux d’avoir écrit la parabole de Lénine Sur l’ascension des hautes montagnes, et ce morceau, un petit classique du réalisme, ne pourrait qu’être gâté par des « détails réalistes », une surabondance de matière, etc.Haut
Multiplicité du réalismeLe réaliste écrivain se comporte en réaliste sous tous les rapports : par rapport à ses lecteurs, par rapport à son mode d’écriture (donc à lui-même), par rapport à son sujet.
Il tient compte de la situation sociale de ses lecteurs, de leur appartenance de classe, de leur attitude devant l’art, de leurs visées actuelles ; il vérifie sa propre appartenance de classe ; il se procure son matériel avec circonspection et le soumet à une critique minutieuse.
Il ne détourne pas les lecteurs de leur réalité vers la sienne, il ne s’érige pas en mesure universelle de toutes choses ; il ne va pas chercher simplement quelques décors à effet, un peu de coloris, quelques thèmes clairs ; il ne puise pas sa connaissance de la réalité dans les seules impressions de ses sens, mais il dérobe par ruse à la nature ses propres ruses, avec l’aide de tous les moyens auxiliaires de la pratique sociale et du savoir ; il expose les lois du réel sous une forme telle qu’elle peut mordre sur la vie elle-même, la vie dans la lutte des classes, dans la production, les besoins corporels et intellectuels de notre temps ; il conçoit la réalité en lutte permanente contre le schématisme, l’idéologie, le préjugé, il la conçoit dans sa multiplicité, ses étages divers, son mouvement, ses contradictions internes.
Il conçoit et manie l’art comme une pratique sociale humaine, avec des propriétés spécifiques, une histoire propre, mais malgré tout une pratique parmi d’autres, liée aux autres pratiques.1940
Notes
* Bertolt Brecht, « Sur l’écriture réaliste » (partie2) 1940, dans Sur le réalisme, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 141-148 et pp. 159-164.
1. Ce passage de Descartes se trouve dans Œuvres et Lettres, Édition de la Pléiade, p. 268, Gallimard, Paris, 1953. (n.d.t.)
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Thèses pour une littérature prolétarienne*1
Combats en écrivant !
Montre que tu combats ! Réalisme offensif !
La réalité est de ton côté, sois du côté de la réalité !
Laisse parler la vie ! Ne la violente pas ! Sache que les bourgeois, eux, ne la laissent pas parler !
Toi, tu peux te le permettre.
Tu te dois même de le faire.
Choisis les points où la réalité a été escamotée, déplacée, fardée.
Gratte le fard !
Contredis, au lieu de monologuer !
Tes arguments, c’est l’homme vivant, faisant la pratique et fait par elle, et sa vie telle qu’elle est.
Sois intrépide, il y va de la vérité !
Si tu as raison dans tes propositions et tes conclusions, alors tu dois pouvoir supporter la contradiction que te porte la réalité, explorer les difficultés dans leur terrible généralité, en traiter à la face de tous.
Fais en sorte que progresse la cause de ta classe, qui est la cause de toute l’humanité, mais ne laisse rien de côté sous prétexte que cela ne cadre pas avec tes conclusions, tes propositions et tes espérances ; renonce plutôt à une telle attitude dans tel cas particulier qu’à la vérité ; même dans ce cas particulier, insiste sur l’idée que la difficulté, que tu montres dans toute sa gravité redoutable, doit être surmontée. Tu ne combats pas seul, ton lecteur combat avec toi, si tu sais l’entraîner au combat.
Tu n’es pas seul à trouver des solutions, il en trouve aussi.2
Livre combat à ta propre misère ! Comme l’écrivain, à ta table de travail, tu dois t’émanciper de la misère de ton existence prolétarienne ! Tu dois en user souverainement à l’égard de ton expérience vécue.
Note
* Bertolt Brecht, « Thèses pour une littérature prolétarienne », dans Sur le réalisme, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 164-165.
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Thèses sur la mise en œuvre du mot d’ordre « réalisme militant »*1
Dans l’intérêt des travailleurs de tous les pays, de tous les exploités et opprimés, on doit adresser aux écrivains un appel pour un réalisme militant.
Seul un réalisme impitoyable, dissipant tous les rideaux de fumée qui voilent la vérité, c’est-à-dire l’exploitation et l’oppression, peut dénoncer et discréditer l’exploitation et l’oppression du capitalisme.2
Pour écrire dans le sens du réalisme militant, il faut avoir des connaissances, et notamment un certain genre de connaissances : des connaissances économiques et historiques.
Il faut mettre ces connaissances à la portée des écrivains à qui l’on adresse cet appel. Dispenser ces connaissances est la tâche de ceux qui lancent l’appel. Sinon l’appel est un geste peu sérieux.3
Les écrivains n’apprennent jamais mieux eux-mêmes que lorsqu’ils apprennent aux autres ; ils n’assimilent jamais mieux les connaissances que lorsqu’ils les font assimiler à d’autres. Il est nécessaire de les impliquer dans un grand travail littéraire, pour qu’ils apprennent.
4
Nombreux sont les écrivains qui tiennent beaucoup, en composant leurs œuvres, à puiser dans leur subconscient. Ils n’ont ni la possibilité ni le désir, lorsqu’ils composent leurs œuvres, d’y introduire une trop grande quantité de conscience claire.
Il faut amener ces écrivains à s’attaquer, à côté de leurs œuvres « inconscientes », à d’autres travaux, des travaux dont la rédaction est compatible avec la volonté consciente, c’est-à-dire très précisément des œuvres didactiques.
On peut s’attendre à ce que de la sorte le « subconscient » de ces écrivains soit lui-même rectifié : leurs œuvres « proprement » inconscientes profiteront elles-mêmes de leur travail « annexe ».5
On constate aussi aujourd’hui chez des écrivains bourgeois un certain penchant pour les œuvres didactiques et actuelles. Une tentative comme celle de faire une espèce de nouvelle Encyclopédie semi-scientifique, rédigée par des écrivains, aurait actuellement des chances de trouver beaucoup de collaborations.
Une telle Encyclopédie n’aurait évidemment pas besoin d’avoir, du point de vue scientifique et politique, un caractère définitif ; elle ne dispenserait pas de la tâche de publier une Encyclopédie communiste, dont la nécessité est pressante ; mais elle contribuerait de façon décisive à éclairer les écrivains antifascistes et à leur faire prendre conscience d’eux-mêmes.Note
* Bertolt Brecht, « Thèses sur la mise en œuvre du mot d’ordre “réalisme militant” », dans Sur le réalisme, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 165-167.
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Passage du réalisme bourgeois au réalisme socialiste*Dans le roman réaliste bourgeois, dont on recommande présentement l’étude aux écrivains socialistes, il y a bien des choses à apprendre. On y trouve une technique qui permet la représentation de processus sociaux complexes.
La psyché différenciée (« riche ») de l’homme bourgeois peut être maîtrisée artistiquement par le moyen de cette technique.
Le fait que ces écrivains évitent d’avoir trop d’idées et préfèrent livrer la plus large masse possible de sujets concrets procure au lecteur des tableaux passablement riches d’une époque déterminée.
Les idées qu’ils évitent sont les idées bourgeoises.
Bien sûr, les tableaux sont rien moins que complets, bien sûr le point de vue bourgeois demeure respecté pour l’essentiel.
On pourrait dire ceci : la façon dont les choses sont représentées ne permet guère que l’on se forme une opinion non bourgeoise, c’est-à-dire antibourgeoise.
Là réside l’une des raisons pour lesquelles il est si difficile pour les écrivains socialistes d’emprunter des éléments d’ordre technique aux réalistes bourgeois.
La technique n’est pas en effet pure « extériorité », quelque chose que l’on peut transférer hors de toute tendance idéologique. L’écrivain socialiste n’accepte pas sans réserves de livrer à son lecteur les thèmes concrets comme matière première pour des abstractions quelconques.
Même s’il a le socialisme, si l’on peut dire, « dans le sang », même si les limites que le mode de production bourgeois (pas seulement de production littéraire) trace à l’écrivain bourgeois « tombent » dans son cas, il reste qu’il garde une conscience politique davantage en éveil, que le monde demeure pour lui davantage pris dans des bouleversements impétueux, qu’il planifie davantage, puisqu’aussi bien avec le socialisme la planification a été introduite dans le mode de production.
Une critique minutieuse du réalisme bourgeois permet de conclure que, sur des points décisifs, cette méthode d’écriture est inutilisable par l’écrivain socialiste. Toute la technique de l’identification avec les personnages, propre au roman bourgeois, entre dans une crise mortelle. L’individu chez qui s’opère l’identification s’est transformé.
Plus il devient clair que le destin de l’homme est l’homme lui-même, que la lutte des classes est le nœud causal dominant, et plus la vieille technique bourgeoise de l’identification devient inutilisable.
Elle a beau crier bien fort que sans elle tout art et toute expérience artistique sont impossibles, de plus en plus elle s’avère être une technique historiquement datée.
Il nous reste évidemment la tâche de représenter les processus sociaux complexes ; mais, précisément, l’identification avec un individu servant de point de référence central est entrée en crise parce qu’elle paralysait cette représentation.
Il ne s’agit plus seulement de fournir suffisamment de mobiles réels pour les émotions humaines, le monde nous parait déjà insuffisamment restitué lorsqu’il ne l’est que dans le miroir des sentiments et des réflexions de quelques héros.
On ne peut plus utiliser l’ensemble du complexe causal des rapports sociaux comme simple inspirateur d’états d’âme.
Cela ne revient nullement à refuser toute valeur à la représentation de processus psychiques, et en général d’individus.
Restent également, bien sûr, les états d’âme des lecteurs. Ici encore, l’ancienne technique est entrée en crise, précisément parce qu’elle ne permettait pas une mise en forme satisfaisante de la vie des individus engagés dans la lutte des classes, et parce que les états d’âme, loin d’introduire le lecteur dans la lutte des classes, l’en font sortir.
Le passage du roman réaliste bourgeois au roman réaliste socialiste n’est pas une pure question de forme et de technique, bien qu’il doive obligatoirement transformer à un degré extraordinaire la technique.
Il ne s’agit pas simplement de garder telle quelle, intangible, un mode de représentation qui serait « le » réalisme, et de troquer simplement le point de vue bourgeois contre le point de vue socialiste (c’est-à-dire prolétarien).
Il ne suffit pas d’opérer l’identification sympathique chez le prolétaire en lieu et place du bourgeois : c’est toute la technique de l’identification qui fait désormais problème (au plan des principes, un roman bourgeois avec processus d’identification chez un lecteur prolétaire reste parfaitement pensable).
L’étude du roman réaliste bourgeois demeure très précieuse... pour peu que l’on procède à ces difficiles analyses.Note
* Bertolt Brecht, « Passage du réalisme bourgeois au réalisme socialiste », dans Sur le réalisme, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 167-169.
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Sur le réalisme socialiste*Le slogan Réalisme socialiste n’a de sens, d’utilité pratique, de vertu productive qu’à condition d’être spécifié selon le temps et le lieu.
Il signifie que là où le socialisme s’édifie, l’écrivain en soutient l’édification, qu’il analyse et représente le réel dans cette intention, tant il est vrai que, pour parler comme Francis Bacon, on ne domine bien la nature qu’en s’y soumettant.
Il signifie que là où l’on combat pour construire le socialisme, l’écrivain soutient ce combat, qu’il analyse et représente le réel dans cette intention.
Ce slogan permet de dégager d’excellents critères, des critères qui ne sont pas d’ordre esthétique et formel. (L’écrivain aide-t-il la construction et les constructeurs du socialisme, le combat pour le socialisme, ou bien ne fait-il qu’en vulgariser les tâches de façon simpliste, que créer des illusions, et ainsi de suite ?)
S’il s’agit déjà de la construction du socialisme – ce qui implique bien évidemment une lutte constante contre ses ennemis –, il faut sûrement y ajouter d’autres critères, et des critères d’ordre esthétique et formel ; car la construction du socialisme implique indubitablement le perfectionnement des arts, l’épanouissement de la production artistique à l’échelle la plus vaste. C’est ici que surgit la question de l’héritage.
Il s’agit de passer au crible les œuvres léguées par le passé, œuvres d’une culture qui était dominée par une autre classe, une classe ennemie, mais qui couvre absolument tout ce qui a été produit jusqu’à ce jour ; on a affaire là au dernier stade atteint sous la domination et le contrôle de la bourgeoisie, mais aussi au dernier stade atteint par l’évolution humaine en général.
Il est clair que, dans ce cas, à la suite d’une victoire, dans une situation où les combats qui restent à livrer peuvent l’être dans une position de supériorité, où toute l’infrastructure économique et politique de la culture se trouve refondue à une allure impétueuse dans le sens du socialisme, l’examen critique des productions de la culture bourgeoise diffère de ce qu’il doit être à l’époque des combats précédant la victoire.Ce serait dénaturer effroyablement le grand mot d’ordre du Réalisme socialiste que de vouloir transposer mécaniquement la formule stalinienne : socialiste par le contenu, national par la forme, qui s’appliquait à la politique des nationalités, ce qui donnerait quelque chose comme : socialiste par le contenu, bourgeois par la forme. Dans la politique des nationalités, la formule : national par la forme est intégralement révolutionnaire.
Elle revient à libérer les nations enchaînées de leurs chaînes, à stimuler les forces productives des nations retardataires ; elle signifie que des nations opprimées entendaient le langage du socialisme dans leur langue maternelle ; elle libérait les puissances culturelles.
La formule : bourgeois par la forme serait tout simplement réactionnaire ; elle reviendrait banalement au dicton : « Verser du vin nouveau dans de vieilles outres ». L’attitude sage de Staline face à Maïakovski, destructeur de formes de première grandeur, et son intéressante formule : les écrivains, ingénieurs des âmes devraient suffire à mettre en garde nos critiques contre des généralisations et transpositions boiteuses de ce genre.
En réalité, les essais de beaucoup de nos critiques, du fait qu’ils vont chercher leurs critères partout sauf dans les impératifs de la lutte, raisonnent manifestement hors du temps et des lieux.
On doit prendre des leçons chez Balzac ?
Soit, mais qui doit en prendre, et pourquoi ? Question justifiée, qui ne se poserait guère au sujet de Maïakovski.
Si c’est du formalisme que de chercher toujours des formes nouvelles pour un contenu identique, c’est du formalisme que de vouloir garder pour un contenu nouveau des formes anciennes.
Il faut que nos critiques étudient les conditions de la lutte sociale et qu’ils en déduisent leur esthétique.
Moi-même, par exemple, j’ai débuté dans tous les domaines de la littérature et de l’art dramatique avec des formes anciennes et conventionnelles.
Dans le roman, avec la fable aux multiples fils entrelacés.
En poésie, avec le « lied » et la ballade. Ces styles et genres anciens m’ont gêné dans la lutte. J’en ai étudié beaucoup, moi tout spécialement, mais je ne suis ouvert à aucune considération de genre et de style qui ne prend en compte les impératifs de la lutte. Et pourquoi devrait-il en aller autrement pour d’autres ? Je crois voir fort bien quel profit notre lutte peut tirer du style des romans bourgeois du siècle dernier ; dans la mesure du possible, je m’y suis instruit.
Mais j’en vois aussi les inconvénients, et ils sont énormes. D’où une attitude complexe à l’égard des réalistes de la littérature bourgeoise.
Je reconnais leurs mérites. J’aime certaines de leurs œuvres, j’apprends auprès d’eux, je suis soucieux d’atteindre le niveau général auquel l’humanité occidentale s’est élevée avec eux.
Mais il s’agit aussi de le dépasser.
Ce n’est pas une simple question de force créatrice et de talent.
Cela dépend de notre capacité de satisfaire aux conditions de notre lutte. Les principes formels que nous pouvons extraire des classiques du réalisme bourgeois, du réalisme de l’époque capitaliste et impérialiste, sont loin de suffire.
Le caractère historique, transitoire, unique de cette forme d’écriture apparaîtra à quiconque lutte pour le socialisme. Le caractère capitaliste et impérialiste de ce « contenu » imprime sa marque à cette « forme ». Nos critiques doivent absolument se rendre compte qu’ils pratiqueront une critique formaliste aussi longtemps qu’ils ne le comprendront pas et se refuseront, lorsqu’ils traitent des questions de forme, à tenir compte des conditions de notre combat pour le socialisme.Note
* Bertolt Brecht, « Sur le réalisme socialiste », dans Sur le réalisme, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 169-172.
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Sur le réalisme socialiste*Ce qu’est le réalisme socialiste, il ne faudrait pas le demander simplement aux œuvres ou aux styles qui existent.
Ce qui devrait servir de critère, ce n’est pas le fait que telle œuvre ou tel style ressemblent à d’autres œuvres ou à d’autres styles classés dans le réalisme socialiste, mais le fait qu’ils sont socialistes et réalistes.1
L’art réaliste est un art de combat.
Il combat les vues fausses de la réalité et les tendances qui sont en conflit avec les intérêts réels de l’humanité. Il rend possibles des vues justes et renforce les tendances productives.2
Les artistes réalistes mettent l’accent sur ce qui appartient au monde sensible, sur ce qui est « de ce monde », sur ce qui est typique au sens profond du mot (ce qui a une signification historique).
3
Les artistes réalistes mettent l’accent sur le facteur du devenir et du dépérissement des choses. Dans tous leurs ouvrages ils pensent historiquement.
4
Les artistes réalistes représentent les contradictions qui existent chez les hommes et dans leurs rapports réciproques, et montrent les conditions dans lesquelles elles se développent.
5
Les artistes réalistes s’intéressent aux changements qui s’opèrent chez les hommes et dans leurs rapports, aux changements continus et aux changements soudains auxquels aboutissent les changements continus.
6
Les artistes réalistes décrivent le pouvoir des idées et le fondement matériel des idées.
7
Les artistes réalistes-socialistes sont humains, en d’autres termes amis des hommes, et ils représentent les rapports humains de telle sorte que les tendances socialistes s’en trouvent renforcées.
Elles s’en trouvent renforcées grâce à une façon pratique de scruter la machine sociale et grâce au fait qu’elles deviennent des sources de plaisir.8
Les artistes réalistes-socialistes n’ont pas une attitude réaliste seulement à l’égard de leurs sujets, mais aussi à l’égard de leur public.
9
Les artistes réalistes-socialistes tiennent compte du degré de culture de leur public et de son appartenance à telle ou telle classe, comme aussi du point où en est la lutte de classes.
10
Les artistes réalistes-socialistes traitent la réalité du point de vue de la population laborieuse et de ses alliés intellectuels qui sont pour le socialisme.
Note
* Bertolt Brecht, « Sur le réalisme socialiste », dans Les arts et la révolution, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 172-174.
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Observation de l’art et art de l’observation*Réflexions sur le genre du portrait en sculpture
Selon une opinion très ancienne et très enracinée, une œuvre d’art doit avoir pour l’essentiel le même effet sur tous, indépendamment de l’âge, de la condition sociale, du degré d’instruction. L’art, dit-on, s’adresse à l’homme, et un homme est un homme, qu’il soit jeune ou vieux, travailleur manuel ou intellectuel, cultivé ou inculte. D’où il résulte que tous les hommes peuvent comprendre et goûter une œuvre d’art, parce que tous les hommes ont part aux choses de l’art.
Il découle fréquemment de cette opinion une aversion prononcée contre tout ce qui est commentaire de l’œuvre d’art ; on s’élève contre tout art qui a besoin de toutes sortes d’explications, qui serait incapable d’agir « par lui-même ».
Quoi, dit-on, il faudrait, pour que l’effet de l’art se fasse sentir sur nous, que les savants aient d’abord fait des conférences là-dessus ?
Il faudrait, pour être ému par le Moïse de Michel-Ange, se le faire expliquer par un professeur ?Ce disant, on sait pourtant très bien qu’il y a des gens qui vont plus loin dans l’art, qui en tirent davantage de jouissance que d’autres. C’est le trop fameux « petit cercle des connaisseurs ».
Il ne manque pas d’artistes, et non des pires, qui sont résolus à ne travailler à aucun prix pour ce petit cercle d’ « initiés » : ils veulent faire de l’art pour tous.
Ça fait démocratique mais, selon moi, ça ne l’est pas tellement.
Ce qui est démocratique, c’est d’arriver à faire du « petit cercle des connaisseurs » un grand cercle des connaisseurs.Car l’art demande des connaissances. L’observation de l’art ne peut donc donner un plaisir véritable que s’il existe un art de l’observation.
Autant il est juste de dire qu’en tout homme il y a un artiste en puissance, que l’homme est de tous les êtres vivants le plus artiste, autant il est certain que cette disposition peut aussi bien se développer que s’atrophier. L’art suppose un savoir-faire, qui est un savoir-travailler.
Quiconque admire une œuvre d’art admire un travail, un travail habile et réussi.
Il est donc indispensable de savoir quelque chose de ce travail, si l’on veut l’admirer et jouir de son produit, qui est l’œuvre d’art.Pour la sculpture, ce savoir, qui n’est pas seulement un savoir, mais aussi une faculté de sentir, s’impose tout particulièrement.
Il faut, rien qu’un peu, sentir la pierre, ou le bois, ou le bronze ; il faut, rien qu’un peu, savoir comment se travaillent ces matériaux.
Il faut pouvoir suivre par la sensation le chemin du couteau qui pénètre la souche de bois, la figure que prend lentement l’informe motte de glaise, le passage de la boule à la tête, de la surface convexe au visage.À notre époque, il y faut peut-être même une certaine rééducation, à la différence des époques antérieures. L’essor de nouvelles méthodes de production fondées sur le machinisme a d’une certaine façon ruiné l’artisanat.
Les qualités propres des matériaux sont tombées dans l’oubli ; le processus du travail n’est plus lui-même ce qu’il était jadis.
Chaque objet est désormais produit par un grand nombre d’hommes, collectivement ; ce n’est plus le créateur travaillant individuellement qui fait tout, comme jadis, il ne contrôle jamais, dans chaque cas, qu’une phase de la genèse de l’objet.
De même, le sens du travail individuel s’est perdu, on ne le connaît plus, on ne le sent plus.
En régime capitaliste, l’homme individuel se trouve à l’égard du travail en état de guerre. Le travail menace l’homme individuel.
Tout ce qui est individuel est éliminé et du processus de travail et du produit du travail.
Une chaise ne nous apprend plus rien sur l’originalité de celui qui l’a faite.
La sculpture est restée au stade artisanal.
Mais aujourd’hui on contemple une sculpture comme si, à l’instar de tout autre objet, elle avait été produite mécaniquement, en série. On ne considère que le résultat du travail (éventuellement même, il procure du plaisir), mais non le travail lui-même. Cela est pour la sculpture d’une grande portée.Si l’on veut arriver à la jouissance artistique, il ne suffit jamais de vouloir simplement consommer confortablement et à peu de frais le résultat d’une production artistique ; il est nécessaire de prendre sa part de la production elle-même, d’être soi-même à un certain degré productif, de consentir une certaine dépense d’imagination, d’associer son expérience propre à celle de l’artiste, ou de la lui opposer, etc.
Rien que de manger, c’est un travail : il faut couper la viande, la porter à sa bouche, mâcher.
Il n’y a pas de raison que le plaisir esthétique s’obtienne à meilleur compte.D’où la nécessité de revivre pour soi les peines de l’artiste, en réduction, mais à fond.
Il a de la peine avec son matériau, le bois rétif, la glaise souvent trop molle, et il a de la peine avec le modèle, disons par exemple une tête d’homme.Comment en arrive-t-il à reproduire une tête ?
Il est instructif – et plaisant – de voir au moins fixées dans l’image les diverses phases qu’a traversées une œuvre d’art, travail de mains habiles et pénétrées d’esprit, et de pouvoir soupçonner quelque chose des peines et des triomphes qu’a connus le sculpteur dans son travail.
Il y a tout d’abord les formes de départ, grossières, un peu sauvages, extraites avec audace ; c’est l’exagération, l’héroïsation, si l’on veut ; la caricature. C’est encore un peu bestial, informe, brutal.
Puis viennent les expressions plus précises, plus fines.
Un détail, mettons le front, commence à devenir dominant.
Ensuite viennent les corrections. L’artiste fait des découvertes, bute sur des obstacles, perd de vue l’ensemble, en construit un autre, abandonne une idée, en formule une nouvelle.En regardant l’artiste, on commence à connaître sa faculté d’observation.
C’est un artiste de l’observation.
Il observe son modèle vivant, la tête, qui vit et a vécu, et il a un grand entraînement, il est passé maître dans l’observation, dans l’art de voir.
On pressent qu’on pourra apprendre quelque chose de sa capacité d’observer.
Il vous apprend l’art d’observer les choses.C’est là pour tout homme un art très important.
L’œuvre d’art n’apprend pas seulement à observer avec justesse, c’est-à-dire avec profondeur, en totalité, et avec du plaisir, l’objet précis que l’on modèle, mais aussi d’autres objets. Elle apprend à observer en général.
L’art de l’observation est déjà indispensable si l’on veut avoir une expérience de l’art en tant qu’art, si l’on veut savoir ce qu’est l’art, pour pouvoir trouver la beauté belle, jouir avec ravissement des proportions de l’œuvre d’art, admirer l’esprit de l’artiste ; mais il est encore plus nécessaire si l’on veut comprendre les objets que l’artiste traite comme œuvres d’art.
Car l’œuvre de l’artiste n’est pas qu’un témoignage de beauté sur un objet réel (une tête, un paysage, un événement survenu entre des hommes, etc.), ce n’est pas qu’un témoignage de beauté sur la beauté de l’objet, c’est précisément et avant tout un témoignage sur ce qu’est l’objet, une explication de l’objet. L’œuvre d’art explique la réalité qu’elle met en forme, elle rend compte et transpose les expériences que l’artiste a faites dans la vie ; elle apprend à bien voir les choses du monde.Les artistes de différentes époques voient bien sûr les choses différemment.
Leur vision ne dépend pas seulement de leur personnalité à chacun, mais aussi du savoir qu’eux et leur temps possèdent sur les choses.
C’est une exigence de notre temps que de considérer les choses dans leur évolution, comme des choses qui se transforment, qui sont influencées par d’autres choses et d’autres processus.
Cette façon de voir, nous la retrouvons aussi bien dans notre science que dans notre art.Les reproductions esthétiques des choses expriment plus ou moins consciemment les expériences nouvelles que nous avons faites avec les choses, la connaissance grandissante que nous avons de la complication, du caractère transformable et contradictoire des choses autour de nous, et de nous-mêmes.
Il faut savoir que pendant longtemps les sculpteurs ont compris leur tâche comme étant de donner forme à l’ « essence », à l’ « éternité », à « ce qui reste », bref à l’ « âme » de leurs modèles.
Leur idée était que chaque homme a un certain caractère, qu’il apporte en naissant, et qu’on peut observer déjà dans son enfance.
Ce caractère peut évoluer, mais cela veut dire qu’il s’affirmera de plus en plus ; à mesure que l’homme avance en âge, il ressort de plus en plus nettement, l’homme devient pour ainsi dire de plus en plus clair à déchiffrer, et d’autant plus qu’il vit plus longtemps. Naturellement, il peut aussi devenir plus obscur, il peut atteindre à un certain point de son existence, soit dans sa jeunesse, soit dans son âge mûr, le sommet de la clarté et de la netteté, pour ensuite redevenir flou, s’estomper, s’évaporer.
Mais ce qui se dégage ainsi, fortement marqué ou dilué, c’est toujours quelque chose de bien déterminé, à savoir l’âme strictement individuelle, unique et éternelle de cet homme particulier.
Et l’artiste n’a plus qu’à dégager ce caractère fondamental, cette caractéristique décisive de l’individu, lui subordonner tous les autres traits, et extirper la contradiction entre traits différents chez un seul et même homme, d’où il ressort une harmonie lumineuse, que le modèle lui-même ne peut présenter dans la réalité, mais que l’œuvre d’art, la reproduction artistique, se doit d’offrir.Cette conception de la mission de l’artiste semble actuellement avoir été abandonnée par beaucoup, et elle cède la place à une autre.
Ces sculpteurs comprennent bien, certes, qu’il y a en chaque individu quelque chose comme un caractère bien déterminé qui le distingue d’autres individus.
Mais ils ne voient pas ce caractère comme quelque chose d’harmonieux, ils le voient plein de contradictions, et ils n’estiment pas que leur tâche soit d’extirper les contradictions qui traversent un visage, mais de leur donner forme.
Pour eux un visage humain est une manière de champ de bataille où des puissances adverses se livrent un combat sans fin, un combat sans décision.
Ils ne sculptent pas l’ « idée » de l’homme, ou quelque chose comme « l’archétype qui a dû inspirer le créateur », mais une tête qui a été façonnée par la vie, prise dans un constant processus de remodelage par la vie, si bien que le Nouveau lutte avec l’Ancien, par exemple l’orgueil avec la modestie, le savoir avec l’ignorance, le courage avec la lâcheté, la gaieté avec la mélancolie, etc.
Un tel portrait restitue la vie même du visage, qui est un procès antagonique, un combat.
Le portrait ne représente pas un état dernier, un solde, ce qui reste après décompte des profits et pertes ; il embrasse le visage humain comme quelque chose qui vit et qui, saisi en évolution, continue à vivre.
Non pas qu’il en résulterait de l’harmonie ! Les forces qui se livrent combat se contrebalancent.
De même qu’un paysage peut être en lutte (voici par exemple un arbre qui combat avec la prairie, avec le vent, avec l’eau, etc. ; ou un bateau qui doit son équilibre sur l’eau à un combat incessant entre des forces contraires) et communiquer néanmoins une impression de calme et d’harmonie, de même en est-il pour un visage. C’est une harmonie, mais une harmonie nouvelle.Cette nouvelle façon de voir des sculpteurs représente à n’en pas douter un progrès dans l’art de l’observation, et le public éprouvera pendant quelque temps certaines difficultés à contempler leurs œuvres – jusqu’à ce que lui aussi ait accompli ce progrès.
Août 1939